III. Le retard de nos investissements est en partie dû à l'endettement de nos entreprises et à des taux d'intérêt qui dépassent de 4 à 5 points les taux allemands (graphique V). La France souffre ainsi d'être placée dans un cercle vicieux : pour restaurer sa compétitivité industrielle, il lui faudrait investir ; pour investir, il lui faudrait payer moins d'intérêts ; pour aligner ses taux d'intérêt sur les taux allemands, il lui faudrait, par une compétitivité restaurée, faire du franc une monnaie aussi forte que le deutsche Mark (Lettre d'information du ministère de l'Industrie, n° 213, 1987.).

IV. Mais il faut revenir aux ressources humaines et porter le diagnostic au-delà du simple constat sur les quantités de travail et de capital investies par les Français. La formation de la majorité des futurs citoyens et producteurs laisse à désirer, comme d'innombrables bilans et critiques le rappellent. Plus de 150 000 jeunes sur environ 800 000 sortent du système éducatif chaque année sans aucun diplôme ; 15 p. 100 des jeunes Français bénéficient, contre 75 p. 100 d'Allemands, d'un apprentissage. Mais la nature même des succès industriels de la France signalés plus haut amène à mettre en cause, à l'autre extrémité de l'échelle des qualifications, la procédure de sélection et de « formation » des élites techniciennes et des dirigeants, ainsi que le mode d'élaboration et de partage du pouvoir de décision dans nos entreprises. Citons le propos de J.M. Plume : « Les écoles d'ingénieurs forment un profil bien précis de chefs, des généralistes dotés d'une grande puissance et d'une remarquable vitesse de travail, qui ont appris à manier l'abstraction avec aisance mais qui n'ont pas acquis l'habitude des contacts humains, qui sont mieux préparés à trancher qu'à communiquer, et qui n'ont pas été familiarisés avec les mécanismes intellectuels de la recherche et de l'invention. » (J.-M. Plume, Des mandarins merveilleux. Gérer et comprendre, (Annales des Mines, septembre 1987).). La comparaison de la formation des dirigeants actuels de Rhône-Poulenc et de son concurrent Siemens, faite par le Monde récemment (en septembre 1987), illustre par un exemple la fin du propos précédent. Par comparaison avec l'étranger, la France a laissé se creuser, sans assez y prendre garde, un fossé entre une aristocratie industrielle et étato-financière, prisonnière de compétence réelle mais en partie dépassée, et des grognards partagés entre l'aventure industrielle ou commerciale et la revendication politique.

Ni réellement solidaire ni acquis aux vertus de la libre compétition, tel se présente aujourd'hui le pays. Trois remèdes sont souvent suggérés pour enrayer l'évolution. Sont-ils adaptés ? La dévaluation du franc ? Ses effets seraient de courte durée. Un protectionnisme européen plus marqué ? Il se heurterait aux intérêts allemands, italiens, néerlandais et anglais en particulier, et ne correspond pas aux intérêts à long terme de l'industrie française. Une fuite en avant dans le domaine des activités de service ? Ceux-ci ne peuvent prospérer sans une solide industrie.

Les ressorts d'un pays sont sensibles à d'autres impulsions que ces remèdes. Il nous faut apprendre à produire à meilleure qualité pour des coûts donnés ; pour redresser le franc, relâcher la pression sur le taux d'intérêt, inciter les industriels à investir, innover. et cela avec ténacité et constance.

Alain Bienaymé
Professeur à l'université de Paris IX-Dauphine, Alain Bienaymé a été membre du Conseil économique et social (1974-1984), dont il a présidé la section des problèmes économiques généraux et de la conjoncture (1980-1984). Il est également membre de l'International Council for Educational Development et vice-président de la Société d'économie politique. Il a publié, entre autres, Stratégie de l'entreprise compétitive (Masson, 1980), Entreprise, marchés, État (PUF, 1982), et l'Enseignement supérieur et l'idée d'université (Economica, 1986).