Dès la fin des années 50, sous l'influence personnelle de Sayyid Quṭb, dont les écrits sont largement diffusés à travers le monde arabe et traduits en plusieurs langues, la pensée des Frères musulmans se concentre sur le thème politique et non plus sur le problème social. Elle met en avant la formule « l'État (ou le gouvernement) islamique », ou encore la « souveraineté politique exclusive (ḥākimiyya) de Dieu » face à la tyrannie (qui est une impiété, kufr) des sociétés arabes occidentalisées, marxisées, matérialistes, « ignorantes et anté-islamiques » (Djāhiliyya). Voilà les concepts clés dorénavant, et ils sont politiques. La justice sociale n'est pas oubliée ; on l'honore toujours, mais au second plan, et en évitant le mot « socialisme », si dévalué par le bilan de l'expérience nassérienne et par l'oppression des régimes socialistes en pays musulmans.

Pour les Frères musulmans emprisonnés dans les années 50 et 60, il faut avant tout une révolution politique. L'« État islamique » instauré, tout ira bien, puisque la Loi sacrée (Charī«a), avec ses exigences sociales, sera enfin appliquée. Sur le type de gouvernement, voici l'idée de Sayyid Quṭb première manière : « Aucun souverain (musulman) ne détient un pouvoir religieux directement du Ciel... Il ne tient sa place que par le choix entièrement et absolument libre de tous les musulmans. De plus, il ne doit tenir son pouvoir que de sa continuelle application de la Loi » (la Justice sociale en islam, 1949).

Sayyid Quṭb nuance ici l'idée habituelle qu'ont les orientalistes du régime politique islamique, vu comme « théocratie (laïque) égalitaire » (Massignon ; Gardet), ou comme « État théocratique » de Médine (Rodinson). Mais aussi, écrit plus tard Quṭb, « la révolution totale contre la souveraineté des créatures humaines dans toutes ses formes et en toute institution, la rébellion totale en tout lieu de notre terre, la chasse aux usurpateurs (de la souveraineté divine) qui dirigent les hommes par des lois venues d'eux-mêmes, cela signifie la destruction du royaume de l'homme au profit du royaume de Dieu sur la terre... » (À l'ombre du Coran, 1950-1964). Ce ton radical tranche sur la grande tradition musulmane. En effet, la guerre musulmane classique devient ici une guerre intérieure permanente. Quṭb ne prêche pas explicitement le tyrannicide ou le terrorisme sélectifs ; mais les groupes extrémistes actuels le feront, islamisant ainsi le thème de la « guerre révolutionnaire » menée par une « avant-garde » consciente et active, idée moderne non conforme à la grande tradition musulmane.

Ajoutons l'idée de justice sociale islamiquement inspirée, très élaborée dans les années 40 et 50, en particulier par Quṭb dans la Justice sociale en islam, déjà cité. Pas de ribā (usure et tout prêt à intérêt), mais la zakāt (aumône systématisée en impôt sur le revenu et sur la fortune), voilà l'ordre islamique rêvé, entrevu, encore inconnu. Dans cette ligne, il y a aujourd'hui à travers le monde musulman, en particulier en Égypte, en Inde, au Pākistān, en Europe, des « banques islamiques » dont les règlements honorent ces principes.

À Damas, au moment même de l'union syro-égyptienne nassérienne, le chef des Frères musulmans syriens, Muṣṭafa al-Sibā«ī, publiait son Socialisme de l'islam (1959), best-seller des années 60. En Iran révolutionnaire islamique, le slogan « justice sociale islamique » est à l'honneur, en particulier pour dénoncer la corruption. La constitution du Bangladesh s'en réclame. Un « islam de gauche » s'y réfère, partout dans le monde musulman d'aujourd'hui, supplantant parfois les partis communistes.

La « justice sociale islamique », élaborée par les Frères musulmans égyptiens et syriens des années 1950, avait été systématisée par le chiite iraqien Muḥammad Bāqir al-Ṣadr, exécuté sans procès en 1980 à Nadjaf. Les ouvrages de Ṣadr sont partout une référence dans les milieux intellectuels musulmans, tant sunnites, en particulier dans le Golfe, que chiites. Ṣadr estime que, contrairement à l'école capitaliste qui se soumet servilement aux mécanismes économiques, l'islam entend se fonder sur des présupposés d'ordre moral, humain, et suivre la science économique en tenant compte, entre autres, des exigences suivantes : l'association équitable (muḍārada) du travail et du capital ; le rejet de l'usure (ribā).