Car 1985, ce fut aussi, dans nombre de pays, l'année des espions. Comme si les tensions qui s'exacerbent dans de nombreuses régions du globe conféraient aux hommes de l'ombre un rôle accru dans les jeux politico-stratégiques. Il y a trois ans, le maître du Kremlin, Andropov, était l'ancien chef du KGB et, dans l'ombre de Reagan, l'actuel vice-président des États-Unis, William Bush, est un ancien directeur de la CIA. À quelques années près, ils auraient pu régner ensemble, l'un sur le Kremlin, l'autre sur la Maison-Blanche.

Après la face cachée de l'iceberg, le pouvoir à ciel ouvert. Mais toutes les guerres ne furent pas des combats d'ombres en 1985.

Des conflits plus que la paix, la crise plus que la croissance dans le monde industrialisé, la famine plus que la subsistance dans ces pays que l'on n'ose plus appeler « en voie de développement » : c'est souvent dans des décors qui ne semblent guère changer d'une année sur l'autre que, pour composer chaque soir le spectacle du monde, les satellites de télécommunications ont trouvé et relayé, sous toutes les latitudes de la galaxie McLuhan, des images tristement répétitives.

Scènes d'autant plus fugitives, presque anodines, que désormais – origines et causes oubliées – elles n'apparaissent sur le petit écran que comme marquées du double sceau de l'éternité et de la fatalité. On meurt toujours et plus que jamais – dix ans déjà... – à Beyrouth, mais qui sait qui tue qui et au nom de quoi sur ces trottoirs infernaux où gosses et adolescents jouent des marelles diaboliques à coups de Kalachnikov.

Combien de morts (cinq cent mille ? sept cent mille ? un million ?) aux confins du Tigre et de l'Euphrate où, face à une armée iraqienne suréquipée, mollahs et ayatollahs balisent de leurs incantations les Voies sacrées par lesquelles montent vers des Verduns des sables des combattants iraniens de plus en plus jeunes, aptes, dès l'âge de 14 ans, à assumer « leur devoir de musulman pour combattre les ennemis de Dieu » ?

Pourtant, cette guerre n'est que l'un des soixante conflits armés que l'Institut français des relations internationales relevait sur la carte du monde à la fin de 1985. Neuf pays (Afghanistan, Liban, Zimbabwe, Cambodge, Angola, Somalie, Sahara occidental, Tchad, Namibie) connaissent l'état de guerre à la suite d'invasions ou de raids d'armées étrangères ; dans sept zones frontières règne le bruit des armes et dans trente-sept pays – du Salvador aux Philippines – guerres civiles, rébellions, guérillas constituent l'ordinaire de la vie politique.

L'année même du quarantième anniversaire de sa fondation, qui est aussi celui de la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'ONU constatait que le nombre de tués « dans des conflits divers » depuis 1945, dépasserait, en 1985, le chiffre de vingt millions. Faut-il s'étonner que peu de télévisions dans le monde évoquèrent la naissance, il y a quarante ans, d'une organisation qui devait réussir là où la défunte Société des nations avait échoué : garantir le règlement pacifique des conflits ?

1945-1985 : cinquante mille ogives nucléaires au « Nord », vingt millions de morts au « Sud ». Ni la paix, ni la guerre. Mais une étrange transmutation des mots et des situations. Vers le « Sud », conflits interétatiques et guerres civiles confluent en guérillas qui sont autant d'opérations de déstabilisation des régimes et des frontières. Vers le « Nord », le surarmement garantit la nature des régimes et le tracé des frontières grâce à la dissuasion. Guerre ou paix hier, déstabilisation ou dissuasion aujourd'hui. Mais cette équation a, peut-être, cessé d'être immuable. Tant aux yeux des gouvernements que de l'opinion...

« Le jeu, même s'il était fou, a donc mieux marché qu'on aurait pu le craindre. Il n'y a pas eu de guerre par accident. » Mais, en ce soir d'avril 1985, sur FR3, la voix grave, passionnée, convaincante, martèle les mots, s'adressant même, par-delà les frontières de l'Hexagone, à tous les Européens : « Si chacun des deux grands parvenait à se protéger derrière un bouclier stratégique, l'Europe pourrait bien se retrouver distancée, démunie, désarmée. »