À l'observation de la liste des Français nobélisés et des circonstances qui présidèrent à l'attribution de leur prix, on possède une gamme représentative des règles, tendances et évolutions qui caractérisent l'histoire du prix.

De Sully Prudhomme à Sartre : des classiques aux pionniers

« Par le charme de sa diction exquise et par son art consommé, Sully Prudhomme est un des premiers poètes de notre temps et telles de ses poésies sont des perles d'une valeur impérissable. » C'est ce que déclarait M. Wirsen, secrétaire perpétuel de l'Académie, le 10 décembre 1901, au premier prix Nobel de littérature. Ce choix sembla à beaucoup dicté par la volonté de rendre hommage à la grande Académie française (tout comme en 1904 à celle de l'Espagne) plus que par le poids du candidat, préféré à Tolstoï, Ibsen ou Zola ! Oublié aujourd'hui, il est parfaitement représentatif des choix de l'Académie pendant la première période de son histoire.

Victime d'une très mauvaise traduction en suédois, et de la prudence de l'Académie de Stockholm, Mistral dut se contenter de partager le prix avec l'Espagnol Echegaray. Dès 1904 apparaissait ainsi l'une des limites de l'Académie : la difficulté de primer des ouvrages dont elle ne comprend pas la langue. Difficulté qui explique peut-être le petit nombre de lauréats représentants de la culture méditerranéenne, asiatique ou sud-américaine.

En primant Romain Rolland en 1915, en pleine guerre mondiale, l'Académie révélait un autre trait de son indépendance en réhabilitant un homme rejeté par son pays pour ses déclarations pacifistes, mais qui n'en était pas moins un grand écrivain, porte-parole des idéaux humanitaires de Nobel. Par ce geste, l'Académie intervenait dans la mêlée politique comme elle le fit également en primant à plusieurs reprises des écrivains, chantres de la liberté dans des pays opprimés (1905, Pologne ; 1939, Finlande ; 1958, URSS).

Un délicat équilibre entre les bien- et les mal-pensants

Respectant la conception idéaliste d'Alfred Nobel et n'écoutant que leur conservatisme moralisateur, incarné jusqu'en 1912 par Wirsen, les « 18 » jurés avaient longtemps barré la route aux talents non assagis et mal-pensants. Ainsi, Anatole France, considéré comme désespérément sceptique et stérilement railleur, dut attendre 17 ans pour se voir décerner le prix en 1921, date charnière dans l'évolution de l'Académie. 25 ans après l'humaniste historien Mommsen et 21 ans après l'Allemand Eucken, l'Académie confirmait l'interprétation large qu'elle savait donner au terme « littérature » en attribuant pour la deuxième fois le prix à un philosophe, Bergson, antinaturaliste, mais faisant un contrepoids réconfortant au matérialisme. En 1937, l'Académie reconnaissait enfin un écrivain « réaliste » en la personne de Roger Martin du Gard pour la description d'un milieu et de sa psychologie par une technique romanesque d'une sobriété presque scientifique.

Le prix de 1947 attribué à Gide fit sensation dans le monde entier. Depuis 10 ans, aucun écrivain universellement reconnu n'avait trouvé grâce aux yeux de Stockholm. On avait l'impression que, voulant attirer l'attention sur des œuvres ignorées et maintenir un équilibre entre les nations, l'Académie s'était évertuée à découvrir des gloires locales. Inquiétant, anticonformiste, immoraliste, Gide fut primé comme représentant une tendance idéaliste par sa recherche d'un humanisme moderne capable de concilier la lucidité de l'intelligence et la vitalité des instincts. Suivant le phénomène du « balancier », plusieurs fois observé à Stockholm, qui consistait après un coup d'audace à revenir à de plus sages décisions, après l'immoraliste vint le moraliste, catholique par excellence : François Mauriac en 1952. C'était rendre un bel hommage à un écrivain, tributaire de l'atmosphère de son enfance, analyste aigu de l'âme humaine.

Consacrant le plus souvent les œuvres lorsqu'elles étaient achevées, reconnues et incontestables, le Nobel était rarement accordé à un jeune auteur. Qualifié « d'extrême-onction » par la presse satirique, le prix fut quand même parfois accordé à des génies en plein essor : Albert Camus, qui le reçut à 44 ans, en est l'illustration, tout comme Kipling (42 ans). Type du candidat idéal, il cadrait bien avec les visées idéalistes de Nobel.