La CLT avait le grand avantage d'être prête : elle diffuse les programmes de RTL, avec succès, depuis des années, jusques et y compris en Lorraine. Elle était disposée à adopter rapidement les exigences éventuelles d'un « cahier des charges » imposé par l'État à la nouvelle chaîne privée, en modifiant ses programmes normaux. Les dirigeants de RTL ont fait savoir à plusieurs reprises qu'ils étaient tout à fait prêts à intégrer des normes de qualité et des quotas d'émissions culturelles dans leur grille de programmes. Ils font du reste souvent valoir qu'ils sont l'une des rares chaînes européennes à entretenir un orchestre symphonique... Enfin, la CLT donna son agrément pour qu'un accord d'exploitation de la nouvelle chaîne la lie à Télé-Monte-Carlo, solution qui lui fut « soufflée » pendant cette fameuse période de psychodrame.

Surtout, peut-être, il existait, depuis octobre 1984, un accord entre les gouvernements français et luxembourgeois, réservant deux des quatre canaux du futur satellite franco-allemand TDF 1 à la CLT (l'un pour des émissions de télévision en langue française, l'autre pour des émissions en allemand). Et il était convenu qu'en attendant que l'exploitation commerciale du satellite – au lancement prévu l'été 1986 – ne donnât tous ses effets, la chaîne admise sur le satellite pourrait, dans l'intervalle, émettre au sol, sur le territoire français.

De son côté, Europe no 1 négociait un « tour de table » financier pour la mise sur pied de la chaîne à dominante musicale, qui devait comprendre également des apports de Gaumont, de Publicis, et de la radio NRJ. On sait ce qu'il advint de ces patients efforts : l'annonce, le 19 novembre, que la future « 5e chaîne » serait confiée à un groupe dirigé par M. Jérôme Seydoux, président de la Compagnie des chargeurs réunis (60 %) et à M. Silvio Berlusconi, le roi de la télévision privée italienne (40 %). Pourquoi ce choix ? Seul sans doute François Mitterrand – maître d'œuvre de la décision – le sait vraiment. Plusieurs éléments peuvent avoir joué un rôle.

D'abord, le pouvoir politique français semble avoir éprouvé dans les quelques mois qui ont précédé la décision finale un véritable agacement à l'égard de RTL. À l'égard de l'antenne-radio, où décidément l'opposition lui paraissait mieux traitée que lui par la rédaction de la station. À l'égard de M. Rigaud et de la direction de la CLT, qui paraissaient vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué, puis qui semblaient tergiverser sur des points de détail, comme s'ils souhaitaient faire durer les négociations jusqu'en mars 1986, de manière à se retrouver face à un autre gouvernement français... À l'égard de cette banque Bruxelles-Lambert qui, en septembre 1985, signait un accord avec le fameux magnat de la presse australe-américain Murdoch – lequel venait de prendre le contrôle des six chaînes Metromedia aux États-Unis, s'ajoutant à un pactole comprenant déjà des journaux australiens, le Times et le Sun en Grande-Bretagne, et la fameuse chaîne de télévision Sky Channel, disponible à partir d'un canal du satellite de communication ECS 1, et arrosant déjà plusieurs millions de foyers câblés en Europe. Agacement, enfin, à l'égard du climat de méfiance de cette CLT envers le pouvoir français, manifestée encore récemment par son refus d'accepter la candidature – proposée par M. Mitterrand – d'un socialiste français, M. Jacques Pomonti, pour le poste d'administrateur général de RTL.

Tous ces arguments ont sans doute joué concurremment, et François Mitterrand n'a finalement pas souhaité favoriser une société peu amicale à son égard et pouvant en outre apparaître comme un cheval de Troie pour des programmes importés des États-Unis. L'ultime tentative de RTL proposant à Europe no 1 et à Télé-Monte-Carlo un accord de l'ensemble des « périphériques », ouvert de surcroît à la presse écrite française, n'y a rien changé. Pourquoi donc cette acceptation de la formule Seydoux-Berlusconi ?

On est, une nouvelle fois, réduit aux conjectures, et aux confidences des proches du chef de l'État. Le premier élément est d'ordre négatif : puisque Berlusconi est italien, il n'est pas moins « européen » que le groupe belge Bruxelles-Lambert ou ses partenaires luxembourgeois ; et, si l'on critique Berlusconi comme importateur de programmes américains de série B, que dire d'un groupe qui vient de signer un accord avec Murdoch ? Quant aux éléments positifs, ils comprennent évidemment, pêle-mêle, l'assiette financière sérieuse du conglomérat franco-italien, la capacité connue de Berlusconi comme opérateur qui a fait ses preuves en matière de télévision privée « grand public », l'acceptation de ces partenaires de commencer rapidement les émissions (en tout état de cause, un mois au moins avant les élections législatives de 1986...), et sans aucun doute le fait que les principaux actionnaires français – MM. Jérôme Seydoux et Christophe Riboud, au départ, qui devaient être rejoints par d'autres – font partie des amis politiques du chef de l'État. Celui-ci a, ainsi, dans une phase de montée en force de la droite, pu penser que, le moment venu, il pourrait compter, dans un paysage politique et audiovisuel transformé, sur l'appui d'une grande chaîne populaire de télévision...

Socialistes et capitalistes

Il reste que cet accord suscite deux types de réflexions. Il illustre d'abord l'extraordinaire évolution de François Mitterrand, et des socialistes français. On le rappelait plus haut : non seulement ils avaient toujours été opposés aux télévisions privées, mais l'exemple italien leur paraissait, par excellence, le modèle à éviter. Monsieur Berlusconi lui-même, principal financier de Canale 5 et de Rete 4, les deux premières chaînes privées de la Péninsule, apparaissait comme le symbole du mal : celui qui avait réalisé son succès grâce à des émissions de faible qualité, uniquement fondées sur un médiocre divertissement, basées sur l'importation massive de séries et de feuilletons américains, faisant bon marché de la culture et de la politique. Ce ralliement à Berlusconi n'a pas pu ne pas apparaître, chez les militants et sympathisants socialistes eux-mêmes – les premières réactions, jusqu'au sommet du PS, en font foi – comme un renoncement. Il traduit en tout cas la période de la « real politik » chez les socialistes d'aujourd'hui, où l'espoir, la chimère, et même la simple volonté de se battre contre les règles du capitalisme mondial laissent peu à peu la place à l'acceptation résignée du système régnant, à la nécessité d'adopter les normes existantes, voire au plaisir de participer à un jeu dont on estime avoir été trop longtemps tenu à l'écart. Oui, sur la télévision aussi, les socialistes français ont beaucoup changé depuis 1981...