Petit à petit, excepté au Boulevard, le rôle du metteur en scène a pris une importance croissante. Démesurée même, puisqu'il a fini par escamoter l'auteur et les acteurs. Chargé, initialement, d'éclairer le sens des textes et de guider les acteurs, le metteur en scène en est venu à détourner le sens des pièces, à s'en servir comme de simples prétextes pour composer des spectacles entièrement de son cru. Il semble désormais que cette mode du metteur en scène omnipotent soit en train de changer. On assiste à un net retour au texte et à l'acteur, en même temps qu'à un certain essoufflement des metteurs en scène les plus reconnus. Qui prendra la relève des Planchon, des Chéreau, des Maréchal, des Vincent, des Lassalle, des Bourdet, des Lavaudant, bref, de tous ces metteurs en scène consacrés depuis longtemps déjà ? Là encore, il s'agit d'un phénomène capital. Et qui n'est sans doute pas sans rapport avec cette récente réconciliation du théâtre et du public. À tort ou à raison, le public français est dans son immense majorité attiré au théâtre par les acteurs et par les textes. Bien davantage en tout cas que par le prestige des metteurs en scène.

Or, ces dernières années, c'étaient les metteurs en scène qui avaient pris la vedette. Peut-être le public se sentait-il frustré ? Peut-être boudait-il le théâtre, parce que le théâtre se refusait à tenir compte de ses désirs ?

Dépolitisation

Il y a une autre raison à cet éloignement heureusement passager du public : la politisation outrancière de l'art théâtral. Avant 1945, le théâtre n'était pas subventionné en France. La Comédie-Française et l'Odéon mis à part, il était aux mains d'entreprises privées, soumises à la loi de l'offre et de la demande. Aussitôt après la Seconde Guerre mondiale naquit l'idée d'un théâtre populaire, décentralisé, fonctionnant comme un service public bénéficiant du soutien de l'État. Malheureusement, cette tentative, au départ noble et généreuse, s'est rapidement pervertie. Elle n'a d'ailleurs pas peu contribué à la dangereuse primauté du metteur en scène, puisque c'est à lui qu'étaient confiés les théâtres, à lui qu'étaient remises leurs subventions. Entre ses mains, le théâtre a cru bon d'assumer une mission à la fois didactique et politique. On se souvient des ravages causés par la grande marée brechtienne entre 1950 et 1970 ! La scène était devenue une tribune politique. Du coup, le monde théâtral se scinda en deux. D'un côté, le théâtre commercial de pur divertissement, qui continuait de fonctionner de façon privée : à droite. Et, à gauche, le théâtre subventionne par l'État, théâtre officiel et néanmoins subversif, où n'était tenu aucun compte des goûts réels du public, considéré comme la cinquième roue du carrosse, et dont le répertoire rébarbatif a gravement entamé le crédit et l'image de marque de l'expression théâtrale dans son entier. C'est ainsi qu'en 1968 les animateurs des théâtres subventionnés, qui s'étaient réunis à Villeurbanne et qui ne voulaient pas paraître en reste sur les « enragés » des barricades, signèrent un manifeste où il était dit que, si le théâtre n'était pas une entreprise de politisation, il ne les intéressait pas.

Aujourd'hui, les idéologies se portent mal. À droite aussi bien qu'à gauche, elles sont violemment prises à partie. La nouvelle génération se révèle entièrement dépolitisée. Pas étonnant si cette banqueroute des idéologies coïncide avec le retour du public vers un théâtre devenu moins dogmatique. Comment ne serait-on pas tenté d'y voir une relation de cause à effet ? Le théâtre est devenu moins ennuyeux, il attire davantage de monde... Ce n'est qu'un début. Il faudra encore du temps pour refaire du théâtre un art populaire, destiné au grand public. Et un grand courage politique pour renverser la vapeur, c'est-à-dire réintroduire le goût du public comme l'une des données fondamentales de la création théâtrale ; tenir compte de ses aspirations (et non pas le flatter), cesser enfin de vouloir avoir raison contre lui et au besoin sans lui.