Rarement le défi du changement aura été formulé aussi nettement à l'encontre des syndicats. Affaiblis dans leur appareil militant, ils sont sommés de revoir leurs habitudes, leur pratique, voire même des acquis sociaux pour lesquels ils se sont parfois durement battus. La négociation sur la flexibilité de l'emploi symbolise ce défi, ce qui explique son extrême difficulté. L'explosion sociale, elle se trouve également là.

Michel Noblecourt

L'entreprise

Le nouveau pouvoir

Il y avait eu le rapport Sudreau en février 1975 sur la réforme de l'entreprise. Mais l'opposition conjuguée du patronat et de la CGT devait faire avorter la plupart de ses propositions. Dès son arrivée au pouvoir en 1981, la gauche politique française se mit à l'œuvre pour remanier en profondeur le Code du travail, afin de faire entrer dans les faits « les nouveaux droits des travailleurs ». Une ambition accueillie avec beaucoup d'inquiétudes par le monde patronal, les socialistes n'ayant longtemps vu dans l'entreprise qu'un « lieu d'exploitation » et le candidat François Mitterrand ayant inscrit parmi ses propositions le droit de veto permettant au comité d'entreprise de s'opposer aux licenciements.

Les lois Auroux, issues du rapport du même nom rédigé par le ministre du Travail, ont indéniablement élargi les droits des salariés et, dans une certaine mesure, des organisations syndicales, faisant apparaître des contraintes pour les uns et des chances pour les autres. Qu'il s'agisse de l'obligation de négocier annuellement les salaires, du droit d'expression des salariés, des droits des institutions représentatives du personnel, des libertés collectives et du règlement intérieur, des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, les nouveaux droits ont bénéficié aux salariés et non aux employeurs, même si on peut débattre à perte de vue de leur bienfait global ou de leur absolue nocivité pour l'entreprise elle-même.

Au total, cependant, les lois Auroux n'ont fait apparaître dans le secteur privé ni cogestion ni autogestion. L'autorité dans l'entreprise reste entre les mains de l'employeur. Dès l'origine, Jean Auroux, ministre du Travail, avait souligné qu'il n'entendait nullement toucher aux structures de l'entreprise ni à « l'unité de direction et de décision ». La démarche consistait pour le gouvernement à introduire plus de « démocratie » dans l'entreprise, tout en considérant que celle-ci est « lieu de travail avant d'être lieu de débat ». De fait, le comité d'entreprise ne s'est vu reconnaître aucun droit de veto quant aux licenciements. La mise en œuvre du droit d'expression doit d'abord résulter d'accords avec les syndicats. L'obligation de négocier les salaires ne se double pas d'une obligation de résultats.

L'économie aussi

Cependant, les lois Auroux, sans bouleverser de fond en comble les règles du jeu, ont donné aux salariés et à leurs représentants plus de moyens d'intervention — dans la gestion — et d'information, amenant, de fait, non à un changement de pouvoir mais à un nouvel exercice du pouvoir. Ainsi, la législation prévoit maintenant la création, auprès du comité d'entreprise, d'une « commission économique » dans les entreprises employant au moins 1 000 salariés. Comprenant au maximum cinq représentants du personnel et pouvant se faire assister par un expert-comptable, cette commission est chargée d'« étudier les documents économiques et financiers qui doivent être remis au comité d'entreprise ». Plus généralement, dans les entreprises de plus de 50 salariés, les comités d'entreprise élargissent leur champ d'action à la gestion et à l'évolution financière de l'entreprise, à l'organisation du travail et aux techniques de production.

Une autre loi, hors de la législation Auroux, celle du 1er mars 1984 sur la prévention et le règlement amiable des difficultés de l'entreprise, a également conféré au comité d'entreprise des droits nouveaux quant à son information financière et comptable et quant à son intervention si les clignotants de l'entreprise passent au rouge. Quant à la loi du 26 juillet 1983 sur la démocratisation du secteur public, elle a permis l'élection dans les conseils d'administration de représentants des salariés « parrainés » par les syndicats. La législation dispose qu'« aucune décision relative aux grandes orientations stratégiques, économiques, financières ou technologiques de l'entreprise ne peut intervenir sans que le conseil d'administration en ait préalablement délibéré ». Mais, selon les catégories d'entreprises, ces conseils sont tripartites (État, actionnaires et salariés) ou bipartites (sans la puissance publique). En l'occurrence, on se rapproche davantage que dans le privé d'un certain partage du pouvoir.

Encore du retard

Il reste que, pour l'essentiel, la France depuis 1981 est allée dans la distribution du pouvoir dans l'entreprise beaucoup moins loin que d'autres pays voisins. En Allemagne fédérale, il existe un système de cogestion, institué d'abord dans l'industrie minière et sidérurgique, puis étendu par une loi de 1976 à toutes les entreprises de plus de 2 000 salariés. Certes, les syndicats jugent cette cogestion trop limitée (le patronat la considérant par essence excessive), mais leurs représentants ont bien un droit de regard sur la gestion, facilité par un climat plus consensuel qu'en France. En RFA toujours, les conseils d'entreprise sont dotés de pouvoirs supérieurs à ceux de nos comités d'entreprise et ils peuvent, par exemple, faire usage d'un droit d'opposition pour des licenciements. En cas d'arbitrage, c'est, en dernier ressort, un tribunal du travail qui tranche. Il est présidé par un magistrat, mais ses assesseurs sont en nombre égal salariés et employeurs.