Les raisons structurelles tiennent à une constatation bien simple : les pays industrialisés consomment et consommeront de moins en moins d'acier. Trois explications à ce phénomène. D'abord, l'amélioration des processus de fabrication. Aujourd'hui, une tonne de profilés est obtenue avec 10 % d'acier de moins qu'il y a 10 ans. Ensuite, les plus gros clients des sidérurgistes, par exemple le bâtiment, l'automobile et l'électroménager, recourent de plus en plus à d'autres matériaux tels que l'aluminium ou le plastique. Ainsi, voici cinq ans, le plastique n'entrait que pour 5 % dans le poids d'une voiture ; dans cinq ans, il y entrera pour 15 %. Dernière explication, la moins facile à saisir mais peut-être la plus déterminante : l'avenir des pays développés ne repose plus sur la multiplication des produits industriels, comme ce fut le cas pendant les deux cents dernières années ; il dépend de la diffusion de biens immatériels, autrement dit des services, qui, eux, n'ont que faire d'acier.

Se greffe sur cette perspective le fait que les pays en voie de développement veulent produire de l'acier à tout prix, ce qui diminue d'autant les débouchés des sidérurgies occidentales. Ainsi, depuis 1974, la production des pays industriels est tombée de 648 a 554 millions de t tandis que celle des pays en voie de développement passait de 60 à 110 millions de t.

Bilan : les capacités de production sont excessives. Au cours des trois dernières années, leur taux d'utilisation s'est réduit de 78 % à 56 % aux États-Unis, de 64 % à 62 % au Japon (bel exemple de limitation de dégâts) et de 63 % à 57 % dans la CEE. En 1984, on assiste à une amélioration des taux d'utilisation, mais ce ne sera sans doute plus le cas en 1985. Dans le même temps, les pays industrialisés ont dû faire face à l'augmentation des taux de pénétration de leur marché par de l'acier importé. Ces taux atteignent désormais 5 % au Japon (ce qui n'est pas rien, compte tenu du savoir-faire des Nippons en matière de protectionnisme), 13 % dans le Marché commun et 23 % aux États-Unis.

Qu'on ne s'étonne donc pas, dans ces conditions, si la plupart des grandes entreprises sidérurgiques mondiales perdent beaucoup d'argent : 11 milliards de F de déficit pour la British Steel, 8 milliards pour l'US Steel, 5 milliards pour Cockerill, 2 milliards pour Republic Steel. On pourrait allonger cette liste noire, dans laquelle toutes les vieilles sidérurgies du globe sont représentées, certaines d'entre elles ayant toutefois assez bien réussi à tirer leur épingle du jeu : c'est particulièrement le cas du Japon et de la RFA. Dans ces deux pays, en effet, on a vu venir la crise, et on a pris à temps des mesures préventives : accélération de la modernisation, liquidation des unités les plus vétustes, intégration en aval dans l'industrie des biens d'équipement. Du coup, les aciéries allemandes et japonaises ou bien perdent moins d'argent que leurs concurrents ou bien parviennent à en gagner. Ce fut ainsi le cas, l'an passé, de Nippon Steel et de Nippon Kodan.

La sidérurgie française, frappée de plein fouet, comme tout le monde, par la baisse structurelle de la consommation d'acier, souffre en plus de handicaps qui lui sont propres, le principal d'entre eux étant l'aveuglement de ses responsables, qu'ils soient privés ou publics.

Pour remettre les choses en perspective, un peu d'histoire s'impose. Les belles performances affichées par Usinor et Sacilor jusqu'au début des années 70 n'étaient qu'un feu de paille, mais chacun feignait de croire qu'il s'agissait d'un phénomène durable. On a donc construit à grands frais les aciéries sur l'eau de Dunkerque puis de Fos sans prendre la peine de fermer les installations lorraines, déjà considérées, à l'époque, comme obsolètes. En ce temps-là, un homme avait pourtant vu juste : Roger Martin, patron de Pont-à-Mousson, qui a vendu sa sidérurgie alors que tout le monde ne jurait que par l'acier. Il a fallu attendre 1979 — quand la production est retombée au niveau de 1970 — pour qu'André Giraud, ministre de l'Industrie, se décide à réduire les effectifs et à visser les boulons. Il s'ensuivit une crise sociale dont on se souvient encore. Depuis, chaque année qui passe voit fleurir un nouveau plan Acier, toujours en retard sur les réalités économiques puisque les sureffectifs et les surcapacités demeurent, et de plus en plus mal reçu par les travailleurs depuis qu'on leur a dit, en pleine campagne présidentielle, que l'avenir de l'acier français passait par une augmentation des capacités de production.

Hémorragie financière

Aujourd'hui, la sidérurgie française ne produit pas plus d'acier qu'au début des années 60. Au cours des dix dernières années, sa production a diminué de 30 % et ses effectifs de 40 %. Cette amélioration de la productivité n'a pas empêché une véritable hémorragie financière : 2,3 milliards de F de déficit en 1979 ; 3,2 en 1980 ; 7 en 1981 ; 8,3 en 1982 ; 10 en 1983 ! Au total, près de 40 milliards de pertes en cinq ans puisque 1984 s'annonce aussi mauvais.