Entre l'impossibilité de juger les détenus politiques et la volonté de ne pas les amnistier purement et simplement (conformément, sans doute, aux vœux des Soviétiques), les autorités polonaises optaient pour une libération conditionnelle des onze. Pour y parvenir, elles négocièrent secrètement avec l'épiscopat polonais, le Vatican et le secrétaire général des Nations unies. Plusieurs propositions successives furent mises au point, mais toutes furent rejetées par les détenus. La première était évidemment la moins acceptable pour ceux-ci, puisqu'elle consistait en un procès au cours duquel les accusés auraient dû plaider coupables ; ils eussent été condamnés à une peine couvrant la durée de leur détention.

Les autres propositions avaient un aspect plus sophistiqué. Elles prévoyaient la libération des détenus en contrepartie de leur engagement soit à ne pas se livrer durant deux ans à des activités politiques, soit à se rendre à l'étranger et à y demeurer durant six mois. Dans toutes ces éventualités, le pouvoir sauvait la face : il pouvait se vanter d'avoir contraint les détenus non seulement à négocier avec lui, mais à accepter ses conditions, effaçant du coup l'accusation d'arbitraire qu'ils portaient contre lui. Il pouvait facilement démontrer aussi qu'il gardait en mains tous les moyens pratiques et légaux de sévir ultérieurement. Mais, devant le refus des intéressés, les autorités se retrouvaient dans l'impasse.

L'amnistie

Que faire ? Pendant de longues semaines, le pouvoir hésita. L'Église plaidait toujours en faveur de la libération de ces hommes et se déclarait prête à jouer les intermédiaires. L'Occident — et plus particulièrement les États-Unis — faisait toujours de l'amnistie politique un test majeur de la bonne volonté de Varsovie pour dégeler les relations commerciales et économiques indispensables à l'économie polonaise. Et les tergiversations se seraient peut-être poursuivies encore longtemps, si les détenus n'avaient pas eux-mêmes précipité les événements. En mai, deux d'entre eux, Jacek Kuron et Adam Michnik, faisaient savoir qu'ils demandaient d'interrompre toute négociation avec le pouvoir en vue de leur élargissement, qu'ils refusaient toute libération conditionnelle et qu'ils exigeaient d'être jugés pour pouvoir démontrer la vanité des accusations portées contre eux et l'arbitraire de leur détention. Le premier entamait même, le 11 juin, une grève de la faim pour obtenir la fixation de son procès. La réponse des autorités ne se fit pas attendre : le procès des quatre membres du KOR commencerait le 13 juillet. L'engrenage était enclenché. Le pouvoir avait voulu aboutir à une solution avant le 17 juin, date des élections régionales, de manière à neutraliser le mot d'ordre de boycottage lancé par la direction clandestine de Solidarité pour cette consultation. Mais il avait échoué. Il devait désormais trancher le dilemme : juger ou libérer. On connaîtra peut-être un jour les circonstances dans lesquelles fut prise la décision de faire voter par la Diète une amnistie générale, comme les débats auxquels elle donna lieu à Varsovie et même à Moscou. Mais, le 21 juillet, lorsque fut adoptée cette loi, le caractère inédit de la singularité polonaise apparaissait en pleine lumière.

Une normalisation originale

Tous les pays de l'Est avaient connu des amnisties politiques, mais jamais aucune d'elles ne s'était apparentée à celle que venait de prononcer la Diète polonaise. Partout, l'amnistie était intervenue après que fut totalement réduite l'opposition. En Pologne, ce n'était pas le cas. L'opposition existait toujours et disposait même — fait sans précédent dans une démocratie populaire — d'une organisation clandestine ayant ses mots d'ordre, ses tracts et ses publications. Certes, elle n'avait pas les moyens d'imposer ses vues. Mais, par sa seule présence — et son influence qui devait apparaître spectaculairement aux bouleversantes obsèques du père Jerzy Popieluszko, l'aumônier de Solidarité, assassiné en automne, par des membres de la police politique —, elle attentait directement à la crédibilité du pouvoir dans sa volonté de normaliser le pays.