Jean-Pierre Robin

Moderniser : l'État se désengage

« Moderniser et rassembler » : annoncé au cœur de l'été 1984, le programme de gouvernement de Laurent Fabius tient tout entier dans une formule. Une formule facile à retenir mais quelque peu ambiguë. La modernisation et le rassemblement peuvent-ils aller de pair ? Peut-on moderniser sans faire souffrir ?

Cinq ministres de l'Industrie en trois ans et demi ! Ce chiffre résume bien l'embarras de la gauche face aux problèmes de politique industrielle. Toutes les stratégies auront été tentées. En 1981, on parlait de reconquérir le marché intérieur sans oser dénoncer les engagements pris vis-à-vis des partenaires du Marché commun. En 1982, c'était la bataille des nationalisations. Le drapeau de l'État se trouvait planté dans le tiers des entreprises industrielles et dans la quasi-totalité des banques. En 1983, virage de la rigueur et abandon du discours dirigiste sur les « filières ». Quand Laurent Fabius quitte le ministère de l'Industrie en 1984 pour s'installer à l'hôtel Matignon, il ne se fait sans doute guère d'illusion sur la marge de manœuvre dont disposera Édith Cresson, son successeur rue de Grenelle.

La modernisation est sans doute la préoccupation première du pouvoir, mais l'approche des échéances électorales incite sinon à l'attentisme, du moins à la prudence. Les communistes ont quitté la coalition gouvernementale, la droite progresse dans les sondages et le seuil des 2,5 millions de chômeurs est franchi. Il devient dès lors difficile d'opérer à chaud les grands sinistrés de l'année. Effondrement de Creusot-Loire (le plus gros séisme industriel depuis la dernière guerre), pourrissement de la situation dans les chantiers navals et les charbonnages, plongée de la Régie Renault dans les pertes, écart dramatique des performances des électroniciens français avec leurs concurrents japonais et américains : partout l'industrie est comme assiégée. Le gouvernement s'emploie à déminer les dossiers les plus explosifs, mais il n'a pas les moyens de mener une stratégie offensive.

La bousculade des urgences n'est pas la seule à expliquer le « profil bas » de la politique de modernisation conduite après le départ de Pierre Mauroy. La doctrine elle-même a changé, comme en témoigne l'éclatement du ministère de l'Industrie et de la Recherche.

Au début du septennat de François Mitterrand, les socialistes avaient jeté les bases d'un puissant capitalisme d'État. Les nationalisations devaient faire du secteur public la locomotive de la croissance et de l'emploi. Pour coordonner et stimuler le vaste ensemble des possessions industrielles et technologiques de l'État, le gouvernement Mauroy avait décidé le jumelage des administrations de la recherche et de l'industrie.

Ainsi voyait-on se profiler une sorte de holding gouvernemental, arbitre des choix accomplis d'amont en aval, du laboratoire à l'usine.

L'heure du doute

En 1984, Laurent Fabius renonce à ce schéma et sacrifie à la mode du Miti japonais. L'Industrie est mariée au Commerce extérieur et la Recherche accède au rang de ministère à part entière. Le pouvoir réel du ministre de l'Industrie tend à se contracter. Les politiques sectorielles sont mises en veilleuse.

Pas question de se substituer aux responsables hiérarchiques des entreprises, fussent-ils désignés par l'État. À chacun son métier.

Celui du gouvernement est de veiller à la qualité de l'environnement de travail des chercheurs et des entrepreneurs (législation, financement, formation des hommes). Celui des chefs d'entreprises — publiques ou privées — est de gagner de haute lutte des parts substantielles de marché mondial.

La coloration libérale du discours Fabius contraste singulièrement avec les prescriptions dirigistes du Programme commun. Il est vrai que 1984 est l'année du libéralisme triomphant. Ronald Reagan est réélu président des États-Unis. En France, Yvon Gattaz, le président du CNPF, réclame solennellement la « séparation de l'entreprise et de l'État ». Pour les néo-saint-simoniens de la gauche productiviste, c'est l'heure du doute. Ils avaient imposé leurs vues en 1981 et 1982. En 1984, ils osent à peine commenter les résultats des enquêtes sur le premier bilan des nationalisations.