Éducation

L'événement :
Le dimanche de la « liberté »

Méfions-nous de nos « journées historiques » : les manuels d'histoire n'en retiendront pas beaucoup. Faut-il classer le dimanche 24 juin 1984 parmi les exceptions ? Paris a connu ce jour-là une manifestation de première importance. Cette foule immense, de un million à un million et demi de personnes, était en effet la plus nombreuse jamais réunie depuis la Libération. Elle a conduit le gouvernement à remettre en cause sa politique scolaire. Et elle a révélé, au-delà des polémiques et des slogans, un visage troublant de la France des années 80.

Début juin, la querelle scolaire bat son plein. Les défenseurs de l'école privée ont le sentiment d'avoir été floués : en dernière minute, le gouvernement vient d'apporter à son projet de loi sur l'enseignement trois modifications favorables au camp laïque. « Il y a eu manquement à la parole donnée », déclare solennellement le cardinal Lustiger, archevêque de Paris.

Drôle de guerre scolaire ! Parce que « liberté » est assimilé à « privé », parce que la plupart des écoles privées sont catholiques, on ne sait plus qui se bat contre qui. Est-ce un débat public-privé ? Un conflit laïques-catholiques ? Ou un affrontement gauche-droite ?

À la Bastille

C'est dans ce climat incertain que germe l'idée d'une grande manifestation à Paris. Les défenseurs de l'école libre étaient déjà descendus dans la rue pour des manifestations régionales d'une ampleur croissante : 60 000 personnes à Bordeaux le 22 janvier, 120 000 à Lyon le dimanche suivant, 220 000 à Rennes le 18 février, 250 000 à Lille le 25 février, plusieurs centaines de milliers à Versailles le 4 mars. Une manifestation nationale à Paris était gardée en réserve, comme la dernière cartouche.

Les évêques sont réticents. Ils craignent une exploitation politique du mouvement par l'opposition. L'Église ne sera-t-elle pas identifiée, comme jadis, à la droite et accusée de défendre des privilèges ? Faudrait-il, au nom d'une école qui a perdu en partie son caractère religieux, menacer tout un processus de réconciliation avec la société civile ? Les catholiques eux-mêmes sont divisés sur la question scolaire, comme le montrent une série de communiqués contradictoires. Mais la pression des parents d'élèves de l'enseignement catholique est trop forte : avec mille précautions, l'épiscopat donne finalement son feu vert. Un gigantesque rassemblement sera organisé dans la capitale, malgré les risques d'incidents violents.

Pas question de défiler sur les Champs-Élysées. L'école libre, déjà soupçonnée d'être une école de riches, réclame la Bastille. On la lui accordera à contrecœur : depuis 1789, cette place appartient symboliquement à la gauche, qui s'y retrouve dans les grandes occasions.

À la manière d'un pèlerinage

Les catholiques français ne sont guère habitués à manifester contre le pouvoir. Le rassemblement du 24 juin prendra les allures de procession. Quatre cortèges convergeront vers la Bastille et défileront sans s'arrêter. Ce ballet, réglé comme une horloge, durera douze heures, jusqu'alors, seule la CGT semblait être capable d'organiser de tels rassemblements. Celui-ci va battre tous les records établis depuis le 26 août 1944 : les manifestants sont encadrés par un service d'ordre de vingt-cinq mille personnes, guidés par une sono géante de 480 000 watts...

Les murs de Paris sont couverts de feuilles quadrillées sur lesquelles on a calligraphié : L'école libre vivra. Les grandes avenues de la capitale portent de nouvelles plaques vertes et bleues : Rue de la Liberté et de la Paix scolaire. Des personnes de tous âges, munies de pancartes, de sacs à dos ou de pliants, manifestent souvent pour la première lois de leur vie. C'est une sorte de grande kermesse provinciale, bon enfant, montée à Paris sous un soleil éclatant.

Tous présents, les responsables politiques de l'opposition sont contraints de se fondre dans la foule. Seul Jean-Marie Le Pen, président du front national, escorté de trois mille sympathisants d'extrême droite, tient le haut du pavé. Mais les organisateurs réussiront à les bloquer dans le quartier de Montparnasse, puis à couvrir leurs slogans par de la musique.