Et la France commence à se tourner vers d'autres horizons : le Pacifique, le sous-continent indien et l'Afrique, l'Afrique du Sud, déjà plus familière, et le Nigeria, grand pays anglophone. L'Europe méditerranéenne (sauf l'Italie), et la Scandinavie continuent à stagner. Inclassable, le roman juif maintient la tradition de la diaspora.

Une géographie privilégiée

Ce rapide survol de la littérature étrangère met en relief les pôles privilégiés en France et délimite des secteurs encore trop mal connus. De nombreux auteurs portugais attendent d'être traduits, et combien d'œuvres de T'aī-wan, déjà prêtes, n'ont pas d'éditeurs ? À l'inverse, le journal d'A. James (États-Unis) se voit publié dans deux maisons d'édition et dans deux traductions différentes.

1984 n'a pas révélé de chefs-d'œuvre fracassants, mais quelques solides romans étrangers, souvent best-sellers dans leur pays d'origine. Une proportion non négligeable de ces œuvres date de quelques décennies, voire d'un siècle ou deux, et il arrive même que des romans déjà anciens soient publiés pour la première fois en France. On peut envisager plusieurs hypothèses pour expliquer ce retour au passé : moindre abondance d'œuvres marquantes dans la production récente, désir de réparer des oublis injustes, volonté de retrouver une filiation à certains courants actuels. Et ne négligeons pas l'absence de droits d'auteur à payer par les éditeurs cinquante ans après la mort du romancier.

À l'heure viennoise

La mode viennoise traduit surtout un curieux goût pour le déclin de l'empire austro-hongrois, elle témoigne aussi d'une attirance pour la fastueuse et cosmopolite Vienne, carrefour et point de cristallisation d'influences diverses. Cet engouement se poursuit déjà depuis quelques années en France. Cette année, le mouvement s'est amplifié. La vie culturelle parisienne s'en imprègne, avec l'exposition Kafka au Centre Pompidou et avec le colloque organisé par l'Institut autrichien sur Vienne 1880-1938, fin du siècle et modernité, au même Centre Pompidou. Les éditeurs poursuivent la publication des auteurs autrichiens de cette époque : tome III des Œuvres complètes de Kafka à la Pléiade ; rééditions chez Grasset de Marie-Antoinette, de la Pitié dangereuse et du Chandelier enterré de S. Zweig ; publication d'un inédit inachevé du même auteur, Ivresse de la métamorphose (Belfond) ; ainsi que la biographie de Balzac (Albin Michel). D'A. Schnitzler, la Ronde, adaptée au cinéma par M. Ophüls, et la Pénombre des âmes, ressortant chez Stock. Seuil-Points réédite la Marche de Radetski et la Crypte des capucins, de J. Roth. Payot y va d'une œuvre récente sur le monde viennois d'hier, Dernière Valse à Vienne : la destruction d'une famille 1842-1942 de C. Clare, autrichien devenu anglais.

L'après-dissidence soviétique

Le roman russe existe-t-il toujours ? Nombre des œuvres publiées en France ne viennent pas d'URSS, mais d'Occident. L'exil n'est pas une nouveauté pour les écrivains ; cependant, une génération d'auteurs naît, qui sont destinés à n'être pratiquement lus que par le biais de la traduction. Quel avenir prédire à une telle littérature, inconnue du public soviétique et qui doit compter sur une histoire imprévisible pour s'assurer une postérité ? Les romans russes publiés cette année recouvrent une certaine unité malgré leurs différences : opposition au régime, ce qui n'est pas nouveau, mais aussi échec de la dissidence, qui se traduit par un pessimisme profond, par le refus de toute idéologie et par certaines références au mysticisme. Albin Michel publie Bonne Nuit d'A. Siniavski-A-Tertz, Âge d'homme le Héros de notre jeunesse d'A. Zinoviev, Fayard Roman russe d'E. Kouznetzov et Stock les Confessions du bourreau d'I. Alechkovski. Histoire de son serviteur d'E. Limonov sort chez Ramsay. Tous ces auteurs vivent en exil. La Troisième Vérité de L. Borodine, incarcéré à Moscou depuis 1982, paraît chez Gallimard. Citons encore, chez Albin Michel, le Grand Derby de Moscou d'A. Gladiline et Service russe de Z. Zinic, et chez Luneau-Ascot, Vous êtes juif ? Prouvez-le de A. et L. Shargorodski. Des écrivains plus anciens ressortent : rééditions du Voyage en Arménie d'O. Mandelstam (Mercure de France) et de Tout passe de V. Grossman (Âge d'homme).

Exil : l'inoubliable Bonne Nuit

André Siniavski, qui signe aussi de son pseudonyme Abram Tertz, recherche une identité personnelle et nationale. Il décrit dans Bonne Nuit, écrit dans sa langue maternelle, l'arrestation survenue en URSS (1965) « pour cause de littérature », l'interrogatoire fantasmatique, l'horreur de six années de camp.