Enfants chéris des années 60, fiers d'avoir fait de la médecine française une des meilleures du monde, professionnels les plus respectés — et sans doute les plus enviés — de France, les professionnels de la santé redoutent un avenir aux couleurs beaucoup plus sombres. Principale menace, une démographie médicale galopante qui, de 30 000 en 1950 a fait passer à 130 000 le nombre des praticiens en activité et, bientôt, à 200 000 en 1990. Les verrous ont été fermés trop tard aux portes des facultés. Dès 1985, il y aura en France un médecin pour 375 habitants, alors que la moyenne des pays industrialisés est actuellement de 1 pour 600. En forte progression, les femmes représentent déjà 40 % des jeunes médecins formés, 30 % des nouveaux spécialistes. Féminisation qui est un autre signe de la fragilisation de la profession.

Avec 15 000 F de revenus mensuels en moyenne (en 1981), pour 60 heures de travail par semaine, les 45 684 généralistes recensés par la CNAM (Caisse nationale d'assurance maladie) sont désormais moins bien lotis que les cadres supérieurs. Chaque année, la progression de leurs frais professionnels est supérieure de 2 % à celle des prix. Une étude récente du CERC (Centre d'études des revenus et des coûts) place les professionnels de la santé parmi les grands perdants en matière de revenus depuis 1981, avec une baisse du pouvoir d'achat variant entre 3 et 7 %. Conséquence d'un blocage des tarifs conventionnés, pendant 18 mois. D'où une guérilla incessante entre les syndicats médicaux et les pouvoirs publics qui rebondit à l'automne sur le problème des tarifs des consultations à domicile. Estimant les 85 F actuels — soit seulement 20 F de plus que la consultation au cabinet — totalement insuffisants, la Confédération des syndicats médicaux français lance un mot d'ordre de grève partielle des visites à domicile, pour le 2 novembre.

La fronde du secteur libéral

Sur le fond, les médecins libéraux redoutent que, à la faveur d'une période de trop-plein médical, et pour mieux réguler les dépenses de santé qui aggravent le déficit de la Sécurité sociale, la gauche au pouvoir ne tente une remise en cause du paiement à l'acte. Les organisations professionnelles s'opposent avec virulence à la création de centres de santé intégrés, ces maisons de santé subventionnées où généralistes et spécialistes salariés offrent à la population une médecine différente. Ainsi l'ouverture d'un tel centre, en juillet, à Saint-Nazaire, a provoqué une levée de boucliers dans les milieux de santé régionaux.

Les pharmaciens d'officine nourrissent une méfiance de même nature vis-à-vis, cette fois, des pharmacies mutualistes. Parce que huit d'entre elles ont reçu l'agrément des pouvoirs publics, portant le nombre des établissements mutualistes à 72, les 21 000 officines commerciales ferment leurs volets pendant deux jours, les 21 et 22 septembre. Avant les vacances, les mêmes pharmaciens avaient engagé une grève des gardes particulièrement dure pour protester contre la réduction autoritaire de 1,5 % appliquée à leur marge sur les médicaments remboursés, mesure prise par Pierre Bérégovoy dans le cadre d'un plan de financement de la Sécurité sociale. Au dire des professionnels, les prix de vente des officines aurait baissé d'environ 20 % en deux ans, ce qui les situe encore en moyenne au-dessus de 2 millions de F.

Ainsi, de fil en aiguille, si l'on peut dire, la fronde a gagné l'ensemble du secteur libéral. Longtemps éclaté entre corporations plus jalouses qu'alliées, celui-ci a pris peu à peu conscience de sa force. Économique d'abord : l'UNEDIC recense quelque 430 000 professionnels libéraux employant plus de 1 million de salariés. Selon une étude menée en septembre dernier par Jacques Plassard pour le compte des Chambres des professions libérales, le chiffre d'affaires du secteur aurait dépassé les 300 milliards de F en 1980, supérieur d'un tiers à celui du bâtiment et des deux tiers à celui de l'automobile. Qui plus est, les effectifs du secteur libéral continuent de s'accroître au rythme de 2,7 % l'an.