Deux autres grands journaux nous renseignent aussi sur notre passé récent et surtout sur la manière dont certaines sensibilités réagissent à l'écoulement du temps. C'est d'abord Le temps immobile de Claude Mauriac, dont voici le septième gros tome, Signes, rencontres et rendez-vous, d'après cette belle idée qu'il n'y a pas de rencontres de hasard, mais seulement des rendez-vous selon nos affinités. D'après la méthode de l'auteur, qui refuse l'écoulement du temps et la chronologie, on trouvera ici des pages des années 30 et des pages des années 80 pour analyser le difficile enfantement d'une conscience de gauche chez un jeune bourgeois parisien, et aussi bien des notes et des portraits d'un auteur intelligent et attentif que la personnalité de son père plaçait au premier rang. On pourra y joindre le nouveau volume du journal de Michel Ciry, Puisque tout est grâce, journal trop négligé parce que l'auteur est d'abord un peintre et parce qu'il tourne le dos aux emballements et aux égarements de tous les snobismes. Il a parfois la dent dure, comme celle d'un pamphlétaire, mais il se réfère toujours à son éthique, à son esthétique et à sa foi. C'est un réactionnaire pour le bon motif.

Dans Lumière du soir, Marcel Arland, qui sent le soir s'avancer, se penche sur cet âge que l'on dit grand, comme disait Franz Hellens. Roger Vrigny dans Sentiments distingués évoque sa famille, son enfance, son adolescence, avec sa pudeur distinguée qui nous laisse entrevoir les drames d'un temps et les profondeurs des blessures. Gabriel Matzneff dans L'archange aux pieds fourchus nous livre aussi des souvenirs et des pages de journal, non sans un certain nombrillisme dont on ne saisit pas toujours la justification. Les derniers romans d'Alain Bosquet ont un caractère nettement autobiographique et il en est à la période de la guerre et de la fin de son adolescence... On retrouverait aussi des retours vers le passé personnel dans le roman de Colette Audry, La statue, ou dans les livres de Cavanna. Enfin, nous pouvons aussi ranger parmi les diaristes et les intimistes Jean-Paul Sartre, dont on a publié, outre de nombreuses lettres privées, les Cahiers de la drôle de guerre.

Cela nous conduit à un autre grand thème, qui a pris une place importante dans la littérature de l'année, la guerre.

Période trouble

La littérature française actuelle est un peu frileuse, elle a tendance à peu s'intéresser aux grandes convulsions du monde, sauf quand il s'agit de politique. Littérature d'une période qui revient alors pour retrouver le sentiment tragique de la vie à la dernière grande époque, celle de la guerre et de l'Occupation. C'est une réflexion délibérée et globale sur ces questions que Jean-Marie Rouan traite dans son grand roman Avant-guerre.

Notre véritable avant-guerre, il ne l'a pas connue, parce qu'il n'était pas encore né, mais il la reconstitue avec soin. Selon un schéma qui remonte peut-être aux jeunes déracinés barrésiens, l'auteur a choisi un groupe de garçons et de filles qui finissent leurs études et passent des vacances dans une belle villa du Pays basque (très bien évoqué) à une époque que nous considérons aujourd'hui comme une drôle de paix, tandis que Hitler arrive au pouvoir.

Roland, Pierre, Éric et les autres, jeunes bourgeois qui ont des inquiétudes et des idées politiques, et qui tournent autour de quelques filles, la capricieuse et autoritaire Antonia au sang chaud, la douce Rose, la mère de Roland encore séduisante et séductrice et plus tard Roland aura un grand amour passion pour une femme mariée que, curieusement, le narrateur appelle toujours par son prénom et son nom, Solange Corbin, comme s'il voulait garder une distance, et il ne la soumet pas à la même analyse confidentielle. Dès cette époque, les attitudes vis-à-vis de l'amour et de l'histoire qui se fait se précisent quand nous retrouvons les personnages à la veille immédiate de la guerre, nous apprenons des mariages et aussi bien des infidélités et des adultères. Ces manières de rouler de lit en lit semblent frivoles, mais elles correspondent sans doute à un appétit impatient des derniers plaisirs libres qui a existé.