Journal de l'année Édition 1982 1982Éd. 1982

Handke, avec Lent retour, fait subir à son lecteur une moindre violence en prêtant cette intuition d'une déperdition du sens de l'Histoire, uniment individuelle et collective, à un géologue travaillant dans l'Arctique et dont on accompagne la pérégrination jusqu'à New York. La leçon est aussi quelque peu différente : il faut non pas céder à l'appel de la négativité, mais s'ouvrir à la plénitude d'une cohérence retrouvée dans la précarité et la finitude même. D'où le titre de ce roman d'apprentissage.

Héritage

Si on en juge par leurs livres, les écrivains de langue et de culture allemandes sont particulièrement sensibles à ce sentiment de dépossession, de perte d'identité, pour des raisons qui ne datent pas d'hier, même si elles sont différentes à chaque époque. Doit-on y voir un héritage du romantisme — comme le suggère la romancière est-allemande Christa Wolf dans Aucun lieu - nulle part, où elle met en scène le dialogue, si actuel dans ses résonances profondes, de deux suicidés de la société, Heinrich von Kleist et Caroline von Günderrode — ou le fruit empoisonné de tragédies plus récentes ainsi que le donnerait à penser le destin de Walter Benjamin, de Klaus Mann, de Stefan Zweig ou de Kurt Tucholsky ? C'est une question que l'on se gardera de trancher.

Réparation d'un oubli de près de cinquante ans : des éditeurs différents publient cette année coup sur coup un roman, Un été en Suède, et deux recueils d'articles, Chroniques allemandes et Bonsoir, révolution allemande, de Kurt Tucholsky, journaliste satirique à la fois sagace et privé de tout discernement politique. Contraint à l'exil (ses livres brûlés par les nazis), il mit fin à ses jours en 1935. Ses contes, ses pamphlets, ses échos, ses chroniques des événements grands et petits de la république de Weimar sont autant de plaques révélatrices de la nature des périls et de leur résistible montée. Mais connaître la suite de l'histoire permet de faire montre à peu de frais de cette clairvoyance (cela ne va jamais sans quelques illusions rétrospectives) qui eût été si utile aux acteurs du temps et dont ils étaient si manifestement dépourvus. Pas tous, cependant : la lecture du Sujet de l'Empereur, de Heinrich Mann, le montre assez.

Non sans mérite compte tenu de la difficulté de la tâche, des sinologues, des érudits ont entrepris de nous faire découvrir les grands classiques de la littérature chinoise d'hier et d'aujourd'hui. Après Au bord de l'eau, de Shi Nai-an et Luo Guan-Zhong, voici un chef-d'œuvre du xviiie siècle : Le rêve dans le pavillon rouge, de Lao Xueqin, roman politique, roman de mœurs aux multiples facettes. Qui n'est pas familier des lettres chinoises aurait tort de céder à d'imaginaires préventions : ces romans sont certes volumineux, pas plus que La comédie humaine néanmoins, mais l'intrigue et la narration épousent nos habitudes de lecteurs formés au romanesque européen du xixe siècle.

Le profane ne manque pas de s'étonner d'une telle modernité : toutes choses égales, ce roman chinois s'avère plus lisible que bien des romans français de la même époque. Fort de cette première expérience, on entreprendra de s'initier, toute affaire cessante, à trois mille ans de poésie chinoise grâce à la belle Anthologie de la poésie chinoise classique, établie et traduite sous la direction de Paul Demieville, pour parvenir, instruit par ce voyage, à la Chine contemporaine et à l'œuvre du grand romancier et essayiste Lu Xun : Sous le dai fleuri, Contes anciens à notre manière, La mauvaise herbe, Essais choisis, Nouvelles choisies. Les vicissitudes de la révolution culturelle, au cours de laquelle le romancier Lao She (La cité des chats) connut une fin tragique, sont évoquées dans Le nouveau conte d'hiver, de Yu Luo jin. La face cachée de la Chine, trois nouvelles écrites par des auteurs différents, traite de certains aspects de la réalité chinoise dans les années 80.

Halte

Sur le chemin du retour de ces confins extrême-orientaux, il faut faire halte auprès de deux grands poètes russes : Ossip Mandelstam, Tristia, et Anna Akhamatova, Poème sans héros, et de deux écrivains d'un charme incomparable, l'un par sa mélancolie tchékhovienne, Iouri Trifonov (Mise à mort d'un pigeon), l'autre par sa verve, Boulat Okoudjava (L'amour-toujours ou les tribulations de Chipov, mouchard sympathique mais rien moins que sagace chargé de surveiller le comte Léon Tolstoï).