Journal de l'année Édition 1982 1982Éd. 1982

Le plaisir trouvé à la lecture de ce roman ne console pas de la platitude du style. On comprend le peu de goût d'Eco pour l'archaïsme, mais le réel historique, même dans sa figuration ironique, c'est aussi un état de la langue. Tous les romans historiques partagent cette faiblesse : il ne manque pas un bouton de guêtre, mais la langue est improbable. Les amants de Byzance, du Finlandais Mika Waltari, un maître du genre, n'échappent pas à la règle.

Si Eco est d'abord philosophe et occasionnellement écrivain, son compatriote et aîné Carlo Emilio Gadda est un romancier et un essayiste nourri de philosophie. Il prend rang parmi les tout premiers écrivains de ce temps par son érudition et par cette capacité, vantée par Proust, de faire lui-même sa langue, en l'occurrence un idiome métis d'italien classique et de milanais. Le génie de Gadda ne réside pas dans la seule prouesse linguistique, c'est aussi un métaphysicien retors : une métaphysique bigarrée de l'existence, à la fois tragique et cocasse, que l'on goûtera en lisant, dans l'ordre, Le château d'Udine, recueil de courts textes sur la guerre, les voyages et la mort, et les deux sommets égaux de son œuvre (excellemment traduite en français) : L'affreux pastis de la rue des merles et La connaissance de la douleur.

Ne quittons pas l'Italie sans saluer Montale, le poète de Os de seiche et de Satura, disparu cette année dans l'indifférence presque générale de la critique française, et Salvatore Satta. Surtout connu comme juriste, Satta a laissé aux soins de ses proches l'édition posthume d'un récit funèbre mais non pas sinistre, Le jour du jugement : méditation née de l'observation minutieuse de la vie quotidienne de son village natal au début du siècle, chronique de l'existence sans lustre conforme à l'ordre immémorial des choses et des passions dévorantes qu'il engendre, registre de toutes les formes de la servitude humaine, ce roman d'un écrivain amateur est probablement l'une des œuvres les plus attachantes publiées cette année dans le domaine italien.

Viennois

« Cela ne m'attire plus et j'ai fait mes adieux à cet auteur en reconnaissant qu'il est plus intelligent qu'il ne lui est nécessaire » écrit Walter Benjamin à propos de Robert Musil. La remarque est sans doute abrupte, mais elle pointe bien ce narcissisme de la pensée ratiocinante qui rend exaspérantes tant de pages de L'homme sans qualités. La lecture des Journaux ouvre de nouvelles perspectives sur l'édifice romanesque construit, sinon achevé. On assiste à la gestation de l'œuvre. Les matériaux étalés — thèmes proprement musiliens, commentaires et notes sur les controverses intellectuelles, les livres, les événements européens en ce début du siècle — révèlent le bâti sous la façade de trop vastes proportions pour ne pas faire redouter un séjour incommode. Une entrée désormais obligatoire pour qui veut s'avancer au-delà des trois cents premières pages d'un roman plus révéré que lu.

Au reste, Musil n'est pas le seul grand écrivain que compte Vienne dans les années 1900 ou l'entre-deux-guerres. L'œuvre de Stefan Zweig a sans doute un peu vieilli et on éprouve à la lecture de Amok, du Joueur d'échecs ou de La confusion des sentiments une indiscutable impression de désuétude ; en revanche une somme aussi volumineuse que Les somnambules de Hermann Broch semble avoir parfaitement résisté à l'usure du temps, comme Arthur Schnitzler, dont les romans Thérèse, Berthe Garlan, Mademoiselle Else et surtout Le retour de Casanova ont gardé charme et vigueur.

Freud voyait dans Schnitzler son alter ego littéraire, non sans raison, l'auteur de La ronde partageant avec le père de la psychanalyse une extrême attention aux plus infimes équivoques de la vie mentale. Des écrivains autrichiens contemporains comme Thomas Bernhard et Peter Handke s'inscrivent dans une filiation plus spécifiquement philosophique et allemande.

Le dernier livre de Thomas Bernhard, L'imitateur, constitue une rupture dans son œuvre ; les textes précédents étaient massifs, d'un seul tenant, à l'image de la construction mythique autour de laquelle s'organisait Corrections. L'imitateur se présente par contre comme un recueil très fragmenté, composé de courts récits, sorte de faits divers insolites. Mais ce choix formel correspond à l'approfondissement d'une expérience, poursuivie de livre en livre, de dissolution, de dispersion dans la folie d'un monde intériorisé.