Journal de l'année Édition 1982 1982Éd. 1982

On n'oublie pas ces excellents romanciers qui, eux, ont réussi à captiver un immense public, comme Henri Troyat (Le pain de l'étranger), Hervé Bazin (L'église verte), qu'il faudrait citer chaque année dans un panorama de la production littéraire et qu'on néglige à tort comme on négligerait de dire chaque année d'un pommier qu'il a produit d'excellentes pommes. Et on n'en finirait pas de citer des romanciers comme Michel del Castillo (La nuit du décret), Claire Gallois (Le cœur en quatre), et des dizaines d'autres qui versent régulièrement leur pâte dans le gaufrier romanesque, comme disait Thibaudet, et qui méritent une mention pour leur persévérance. Il s'agit plus souvent de librairie que de littérature.

Il y a un talent plus ferme et plus rare dans le second livre de François-Olivier Rousseau, L'enfant d'Édouard, récit picaresque de l'enfance du fils d'un jeune premier de cinéma. Bien des qualités aussi dans L'été jaune, de Claude-Michel Cluny, curieuse reconstitution par un écrivain français des mœurs et du climat d'une petite ville américaine très faulknérienne.

Jeunes lauréats

Du côté des jeunes lauréats de compétitions plus modestes, on parierait volontiers sur Laurence Cossé, qui a eu le prix Sainte-Beuve pour Chambres du Sud, et sur Patrick Besson, titulaire de la bourse Del Duca et auteur de Nostalgie de la princesse. Ce que Cocteau avait enfermé dans une chambre étouffante, l'amour passionné d'un frère et d'une sœur, Laurence Cossé le reprend au grand air de la Provence ou dans le dédale d'une vieille demeure presque seigneuriale. Mais, en même temps que l'atmosphère d'un lieu, elle sait animer le grand jeu fou et sérieux des passions adolescentes, des espoirs qui peuvent envahir une jeune âme au seuil de la vie adulte.

Patrick Besson, qui en est déjà à son quatrième roman, a une grande lisibilité, d'un grand agrément de lecture intelligente. Il propose un roman d'aventures dans une grande île imaginaire de la Méditerranée, avec tout le personnel d'une cour d'opérette, d'une jeunesse passionnée par l'amour, la drogue, la violence, mais qui reste spontanée. Il y a des péripéties et des rebondissements comme dans un film d'aventures ou une bande dessinée, mais sans aucune vulgarité ou banalité grâce à une sorte de détachement lucide de l'écrivain. Si nous avons commencé cette chronique en parlant de livres confidentiels, il faut dire que Patrick Besson est sans doute l'écrivain qui regarde le moins son nombril sans tourner le dos pour autant à ce qu'il considère comme la vérité.

Consécration

Moins jeune, Patrick Reumaux, romancier et poète, va peut-être atteindre une certaine consécration avec Jeanne aux chiens, qui peut faire penser aux romans de Pierre-Jean Jouve. Un nouveau livre de Pascal Laîné, Terre des ombres, ne marque peut-être pas un net progrès par rapport à ses tentatives précédentes. Quelques pages de Robert Pinget, Monsieur Songe, confirment au contraire un talent particulier à faire parler le silence et à écouter ses révélations. Maurice Schumann est moins discret dans son Concerto en ut majeur, parce qu'il a choisi de reproduire les débats d'un procès et parce qu'il est lui-même un orateur politique professionnel, mais c'est le silence que crée dans une âme de musicien le refus de jouer un concerto de Mozart trop chargé de souvenirs qui se creuse au centre de ce roman.

Enfin c'est à un art de conter qui enferme l'imagination dans des limites étroites, tout en l'obligeant à prendre son essor, celui de la nouvelle, que nous devons quelques-uns des meilleurs livres de l'année. Le Connaissez-vous Maronne ? de Daniel Boulanger, le maître du genre, n'est peut-être pas son meilleur livre mais il nous oblige encore une fois, par un envoûtement très simple, à entrer dans la ville ou les villes qu'il a su construire récit après récit, avec sa banalité et son excentricité intérieure. On a pu lire aussi La ronde et autres faits divers de J.-M.-G. Le Clézio. Ce sont des faits divers en effet, de menues aventures presque quotidiennes dans une grande ville méridionale. Mais chaque récit, chaque page a une force d'évocation très puissante parce que l'auteur sait choisir ses notations et ses mots. C'est une pauvre humanité qu'il appelle à la vie littéraire, pauvre parce que calquée sur notre misère intérieure encore plus que sur notre misère matérielle. Ce n'est pas le grand souffle épique de Désert, le très beau livre dont nous parlions ici l'année précédente. C'est un monde qui manque cruellement de souffle vital, mais, tant le talent de l'auteur est flagrant, il ne nous laisse pas dans le marasme ou la morosité.

Nouvelles

Marguerite Yourcenar nous donne avec Comme l'eau qui coule un recueil de trois nouvelles où elle reprend Anna soror, brûlant et pur récit d'une relation entre frère et sœur dans l'Italie de la Renaissance, qui a fait l'objet d'une publication séparée, avec deux autres nouvelles. L'ensemble est bien autre chose qu'une refonte du recueil publié par Marguerite Yourcenar en 1935, parce que l'on connaît la patience de l'auteur qui, dans son désir de perfection, remet sur le métier tous ses ouvrages anciens, et surtout parce que, chez elle, ce travail n'est pas simplement grammatical, il correspond à un approfondissement de sa vision du monde et de sa pensée sur la condition humaine. Cette tête bien faite, sensible et lucide, exigeante aussi bien à l'égard du cœur des hommes que de la raison des dieux, met au point la plus haute forme de l'humanisme antique et contemporain.