Journal de l'année Édition 1982 1982Éd. 1982

Lettres

Roman

La mémoire contre l'imagination

L'imagination a perdu le pouvoir. À rebours de la formule fameuse en 1968, l'évolution de la littérature depuis quelques années indique un recul constant de la reine des facultés, comme l'appelait Baudelaire. Non seulement les livres les plus remarquables relèvent de la pure mémoire, mais encore, dans le domaine romanesque, l'imagination, réduite souvent a une routine, a perdu presque toute crédibilité et les prothèses inventées par de subtils théoriciens pour soutenir l'art de la narration semblent bien inefficaces : le dernier roman d'A. Robbe-Grillet, l'an dernier, Djinn, ne présentait pas beaucoup plus d'intérêt intellectuel et littéraire qu'un problème de mots croisés (Journal de l'année 1980-81).

Carence de l'imagination qui tient sans doute à ce qu'elle s'est coupée d'une part de l'immense domaine mythique, d'autre part de la sensibilité du peuple des lecteurs. Dès lors, la simple description de la vérité des faits et des sentiments l'emporte en intérêt. Il ne s'agit pas de ce que l'on appelait il y a quelques années des documents Humains (en aspirant fortement le H), simples témoignages souvent forgés par des nègres professionnels de personnes qui s'étaient trouvées dans des situations bizarres, transsexuels, drogués ou victimes de l'arbitraire des tyrannies politiques, mais de livres qui émanent aussi de véritables écrivains.

Ainsi, pour commencer par un hommage à une figure capitale de notre temps, le gros volume de Simone de Beauvoir La cérémonie des adieux. C'est un récit minutieux des dernières années, de la maladie et de la mort de Jean-Paul Sartre. Compagne de toute la vie, Simone de Beauvoir a dit un jour, il y a longtemps, que Sartre ne pourrait lui faire d'autre peine que de mourir avant elle. La voici face au malheur et au deuil.

Ce n'est pas un livre solennel (le beau titre vient d'une plaisanterie privée entre Sartre et elle), ni en apparence un livre sentimental. C'est un récit sobre jusqu'à la sécheresse qui montre Sartre au jour le jour, au restaurant, en vacances, participant à une manifestation de la Cause du peuple, signant un manifeste, atteint d'une petite attaque, titubant, se saoûlant au whisky, retrouvant un ami, se brouillant avec une relation. Ce n'est pas le lieu d'apprécier l'activité d'un homme dont la générosité semble tenir lieu de cohérence, et de s'interroger sur ses efforts incessants pour rapprocher vraiment l'intellectuel et le peuple.

Simone de Beauvoir raconte tout avec son esprit, qui était peut-être plus sectaire que celui de son compagnon, mais, sous l'objectivité, on entend trembler sa crainte et sa voix, on devine la tendresse émue qui la troublait à chaque retrouvaille, presque chaque matin, en guettant les progrès de la dégradation ou les rémissions. On découvre à travers cet énorme témoignage que la théoricienne obstinée du deuxième sexe est aussi, grâce à Dieu, une femme vulnérable.

Les grands prix littéraires

Nobel : Elias Canetti, écrivain de langue allemande (15-X-81).

Grand prix du roman de l'Académie française : Jean Raspail, Moi, Antoine de Tonnens, roi de Patagonie (5-XI-81).

Goncourt : Lucien Bodard, Anne-Marie (16-XI-81).

Renaudot : Michel del Castillo, La nuit du décret (16-XI-81).

Fémina : Catherine Hermary-Vieille. Le grand vizir de la nuit (23-XI-81).

Médicis : François-Olivier Rousseau, L'enfant d'Édouard (23-XI-81).

Médicis étranger : David Shahar, Le jour de la comtesse (23-XI-81).

Interallié : Louis Nucéra, Le chemin de la lanterne (1-XII-81).

Chateaubriand : Camille Bourniquel, L'empire Sarkis (et pour l'ensemble de son œuvre) [1-XII-81].

Prix des libraires : Serge Lentz, Les années sandwiches (15-11-82).

Bourse Goncourt de la nouvelle : René Depestre (poète haïtien), Alléluia pour une femme jardin (23-IV-82).

Grand prix Pierre de Monaco : Christine de Rivoyre, pour l'ensemble de son œuvre (5-V-82).

Grand prix de la critique : Marthe Robert, La vérité littéraire (3-XII-81).

Grands prix de la Ville de Paris
(10 décembre 1981)

Roman : Geneviève Dormann et Pierre Daninos.