Mariée à l'humour, l'intelligence était aussi de la fête dans les Exercices de style, prestement illustrés par Jacques Seiler et Danièle Lebrun, dans un esprit très différent des Frères Jacques, créateurs de ce divertissement signé Queneau. Plus de trente ans après la belle époque de la Rose rouge, ce fut pour une génération nouvelle l'occasion de découvrir à la scène ces variations caustiques et brillantes, qui sont en passe de devenir un classique, comme l'est déjà devenu, dans un autre genre, le Caligula de Camus, contemporain de Queneau. Très discutée, car elle était iconoclaste jusqu'à la provocation, et d'un spectaculaire qui frôlait parfois le mauvais goût, cette reprise aura été un succès personnel pour le jeune Aurélien Recoing, fraîchement sorti du Conservatoire. Cet acteur puissant, inspiré, original, sera sans doute l'un de ceux qui compteront dans les années à venir. Prenons date.

Tragédies

Au chapitre des tragédies modernes — ou modernisées — il faut noter, après le bref passage de la Schaubühne à l'Odéon, où Peter Stein a présenté sa version de Gross und Klein, la superbe mise en scène de la Trilogie du revoir, de Botho Strauss, réglée avec sa précision et sa rigueur habituelles par Claude Régy, à qui l'on est déjà redevable de la découverte en France de Peter Handke. Le théâtre allemand est à l'ordre du jour, nouveau phare de l'art dramatique. C'est ainsi que la Comédie de Caen s'est intéressée au Nouveau Menoza de Lenz, dans une présentation toujours fortement influencée par l'esthétique de Stein, tandis qu'André Engel, à Strasbourg, nous offrait sa vision de la Penthésilée de Kleist. Vision est le mot pour ce spectacle enneigé, véritable tableau surréaliste d'une beauté à couper le souffle, même si ses intentions demeuraient souvent nébuleuses, noyées dans la brume d'un rêve néanmoins très frappant. Plus claires ont paru les Histoires de la forêt viennoise, où le réalisme onirique d'Odon von Horvath, auteur des années 30, retrouvait, à la lumière de la crise présente, des résonances singulièrement actuelles, écho d'un désarroi semblable au nôtre, dans une société bourgeoise en pleine décomposition. Poussant un peu plus au nord, on remarquera le regain d'attention que suscite le vieil Ibsen, dont on a dépoussiéré deux drames, abandonnés depuis des lustres au sommeil du répertoire. À cause d'une mise en scène trop fantasque pour en éclairer le sujet autant qu'on l'aurait souhaité. Le canard sauvage, vu par Lucian Pintilié, a quelque peu désorienté le spectateur d'aujourd'hui, moins sensible aux leçons sociales du Norvégien, mais le Peer Gynt de Chéreau, joué par le sauvage Gérard Desarthe, n'a pas manqué de retenir le public de Villeurbanne. En deux journées successives, cette gigantesque saga poétique devenait le voyage d'initiation d'un héros mythique, perdu dans les fjords de l'absolu, avec, sur fond sombre, quelques scènes admirables comme la mort d'une mère, où Maria Casarès a trouvé des accents poignants pour dire, en toute simplicité, l'amour, le renoncement, la paix des fins dernières.

C'est également de Villeurbanne que nous sont venus Don Juan — toujours avec Desarthe — et Athalie, tels que les a remodelés Roger Planchon, avec un luxe de commentaires et d'accompagnements visuels qui en faisaient des opéras parlés. La tragédie de Racine, en particulier, y gagnait en « suspense », véritable bande dessinée judéo-Grand Siècle où le penchant du metteur en scène pour le baroque se donnait libre cours. En dépit des criailleries de certains défenseurs de l'orthodoxie racinienne, le show de Planchon a séduit les jeunes, qui ont découvert à travers cette extravagante lecture un classique prodigieusement transfiguré, alors que Don Juan, pièce plus sobre, se fût peut-être mieux passé de ce pompeux contrepoint.

Dépouillement

Car la tendance des metteurs en scène contemporains serait plutôt à l'excessif dépouillement qu'à ces délirants ajouts. Même Jorge Lavelli, qui donne souvent dans le lyrique, est resté très mesuré dans sa conception du Conte d'hiver, présenté en Avignon puis à Paris. Il l'a transformé en ballet champêtre, d'une naïveté soulignée, légèrement parodique, sur le thème de la jalousie et de l'amour impossible, une œuvre où Roland Bertin, avant d'entrer à la Comédie-Française, aura trouvé l'un de ses meilleurs rôles « dans le civil ». Sans fioritures non plus fut l'Edouard II de Marlowe, tel que l'a conçu le dogmatique mais talentueux Sobel, dans son fief de Gennevilliers. Plateau, robes de bure et chemise de nuit, la luxuriance élizabéthaine s'est réduite chez lui à des jeux de lumière et à une analyse plutôt politique et morale, ou la folie du pouvoir se montrait dans sa férocité barbare, dans sa veulerie sans rémission. Roi sans couronne, Philippe Clevenot y avait de beaux moments tragiques, saisissants. Et, pour rester dans le même ton, citons aussi les débuts dans la mise en scène de François Marthouret, élève ou mieux disciple de Brook, dont La tempête shakespearienne, un peu trop conforme aux leçons du maître dans sa sobriété rigoureuse, révélait cependant une sensibilité propre, et prometteuse.