Journal de l'année Édition 1981 1981Éd. 1981

Le manuscrit inachevé n'est peut-être pas le meilleur recueil de Noël Devaulx, mais ces courts récits ont un charme, au sens le plus fort de ce mot, le sens des fées et des sorciers. On cherche, en les lisant ou en les relisant, la fissure qui permet de passer du monde de la simple réalité à un monde fantastique, le léger changement d'éclairage qui indique le moment où l'on passe dans la lumière de l'autre côté du miroir, ou encore le moment où le végétal et le minéral se glissent dans une autre catégorie d'êtres — et la fêlure se voit à peine —, mais nous approchons ainsi d'un monde magique tout proche. Enfin, Jean-Loup Trassard se retrouve dans les récits Des cours d'eau peu considérables. Comme d'habitude chez lui, ces textes valent par la richesse et la précision de la connaissance de la nature, des eaux, des herbes, des marécages, des arbres, des insectes. Mais, sans rien sacrifier de cette précision, il semble que l'auteur est plus préoccupé de la transparence de la nature, de ce qu'elle impose à la vie et au destin des hommes. À l'observateur minutieux et réfléchi qui s'exprime, au surplus, dans une langue respectueuse de tout ce qu'il sent, le chiffre des choses apparaît de plus en plus clairement, non pour révéler de grands secrets initiatiques, mais pour dire et redire des vérités simples et inéluctables.

Pudeur

Voilà un tableau un peu flou de la classe littéraire française vers le début de l'été 1981. On pourrait encore ajouter bien des noms. Étienne Lalou, dont la position est bonne, la réélection assurée, revient à la littérature avec Le phonographe aveugle, où il a mis beaucoup de lui-même et, peut-être par pudeur, un peu trop de littérature justement. Conrad Detrez, après son Herbe à brûler, consolide-t-il sa position littéraire avec ce Dragueur de Dieu où il y a peut-être un peu trop de garçons qui draguent leur propre corps ? Suzanne Prou sera-t-elle une conseillère générale un peu provinciale, un peu popote, même si dans ses pots la cuisine familiale est quelque peu empoisonnée. Jean-Edern Hallier, en cette fin de siècle, comprendra-t-il qu'il est plus intéressant d'être un écrivain qu'une sorte de play-boy vieillissant, toujours avide de publicité ? Et tant d'autres dont la carrière est encore indécise parce que leur talent n'est pas encore tout à fait déclaré.

Et, surtout, tous ces inconnus qui ont publié un premier roman sans qu'un rayon de notoriété soit encore venu les éclairer, et parmi lesquels se trouve peut-être le maître encore inconnu. On n'a pas lu tous ces livres, bien sûr, qui rendent l'esprit encore plus triste que la chair.

Évasion

Mais on ne voudrait pas oublier deux volumes, l'un d'un écrivain déjà âgé et connu, l'autre d'un débutant, et qui par hasard nous emmènent tous deux en Afrique. Les figues de Berbérie, de Jean Orieux, n'est pas un roman : c'est un livre de souvenirs du Maroc vers 1942 qui se lit comme un roman, qui fait le lien entre l'exotisme de Pierre Loti et la familiarité d'aujourd'hui. Saad, d'Alain Blottière, est un premier roman qui nous entraîne dans un monde plus lointain, puisque nous y rencontrons Rimbaud, trafiquant suspect, en marge de la belle et pure histoire d'amour du petit esclave Saad. Livres d'évasion par le décor, par la manière, proche parfois de celle d'un Joseph Conrad ou d'un Marc Chadourne. Mais d'abord livres d'une langue pure et lumineuse, d'un style classique et vivant, plus colorié ici, plus sensible là. La littérature, ce n'est pas « le reste » au sens de Verlaine, c'est ce qui reste quand on oublie toutes les théories et toutes les modes littéraires. La littérature, ce devrait être le programme minimum de la classe littéraire.

Lettres étrangères

On ne trouvera ici qu'une sélection dont les nécessaires lacunes et les oublis n'impliquent aucun jugement, bon ou mauvais, sur les ouvrages non cités. L'abondance des titres, cette année, interdit de prétendre à l'exhaustivité. Il existe sans doute de multiples raisons à une telle inflation et, sans s'y attarder, il faut constater qu'elle a pour effet de désorienter le lecteur.

Intelligentsia

Le jury du prix Nobel a sans conteste le sens de l'opportunité : en couronnant en 1980 l'une des figures les plus marquantes des lettres polonaises, Czeslaw Milosz, il entend sans doute témoigner de l'attention et de la sympathie avec lesquelles on suit en Europe occidentale les efforts des travailleurs polonais pour imposer des syndicats libres et des réformes démocratiques. Consécration un peu paradoxale dans la mesure où on chercherait en vain chez Milosz les clés de révolution politique de la Pologne au cours des vingt dernières années. Depuis sa rupture en 1951 avec le gouvernement de Varsovie, Milosz a vécu en exil, successivement à Paris puis aux États-Unis où il enseigne, et son œuvre, bien qu'enracinée dans sa terre natale, la Lituanie, — évoquée avec ferveur dans un très beau roman Sur les bords de l'Issa et dans sa poésie — et ancrée dans la très ancienne culture polonaise (son History of polish literature est un ouvrage de référence), a surtout été écrite hors des frontières de son pays. Deux livres aident néanmoins à comprendre les conditions d'instauration du socialisme polonais et sa réalité idéologique au lendemain de la guerre : un roman, La prise du pouvoir, qui fait le récit des événements militaires de la libération, et un essai sur la situation des intellectuels de démocraties populaires, La pensée captive.