Journal de l'année Édition 1981 1981Éd. 1981

À une place d'honneur aussi se trouve Françoise Mallet-Joris, auteur d'Un chagrin d'amour et d'ailleurs. Elle nous avait donné un gros roman sur l'art et surtout sur le commerce de la chanson, très bien observé, mais qui semblait un documentaire relativement impersonnel. Elle retrouve ici son don d'observation psychologique concret, et du même coup son accent, sa solidité de romancière.

Carrière

Bien qu'il ne soit que conseiller municipal à Biarritz, François-Régis Bastide a atteint un grade bien plus élevé dans le monde des lettres. Il est tout à fait légitime d'évoquer la politique à propos de son dernier livre, L'enchanteur et nous, dont le héros est un homme politique suédois et dont un personnage épisodique n'est autre que François Mitterrand. Le livre est long et l'auteur semble parfois aller un peu au gré de sa fantaisie, comme s'il racontait une aventure personnelle, et qui sait ? Ce qui est bien personnel en tout cas et ce qui fait le charme de l'ouvrage, c'est l'entrelacement des thèmes qui exaltent Bastide — l'amour, la musique et le socialisme —, et c'est en musicien qu'il recherche ici l'harmonie.

S'il y a une carrière qui ressemble à celle d'un homme politique laborieux ou d'un grand fonctionnaire, c'est bien celle de Jean-Louis Curtis : prix Cazes, prix Goncourt, prix de l'Académie, prix de Monaco enfin, il a franchi toutes les étapes. Troisième partie d'une trilogie qui n'est pas sa meilleure œuvre, Le battement de mon cœur est un travail de bon écrivain, de romancier sans grande imagination et d'une sensibilité tellement contrôlée que la brusque interruption d'une passion pour un jeune Balte dans le cœur d'un esthète mondain étonne un peu trop. De beaucoup d'autres écrivains dont on parle, la situation littéraire semble moins assurée parce que leur notoriété tient souvent à leur activité dans le journalisme, quand ce n'est pas simplement dans l'esbroufe, autant qu'à la valeur de leurs livres.

Ainsi Jacques Lanzmann, sympathique par sa sensibilité, par sa manière d'être en prise directe sur la vie, aussi bien par le style que par le choix des sujets et des personnages n'est-il pas encombré par la multiplicité de ses dons au point de n'en cultiver aucun jusqu'au bout ? Comme sa Rue des Mamours. La parodie de H. F. Rey n'est-elle pas une de ces œuvres mineures que les romanciers-journalistes ont tendance à multiplier faute de temps et d'exigence ? Didier Decoin, ancien Goncourt, confirme sa position avec L'enfant de la mer de Chine : celui-là a la volonté et le don d'écrire des romans dans le sang, et il a en plus dans le cœur une générosité pour ses frères humains que les maniaques de la non-communication méprisent mais qui touche les lecteurs.

Geneviève Dormann est toujours combative, souvent piquante et drôle, mais elle aussi fait beaucoup de choses et gagne sa notoriété en marge de sa carrière de romancière. Que fera Jean-Marc Roberts, qui a déjà écrit beaucoup de romans sur de bons sujets ? Il continuera à en écrire et à en publier, mais peut-on être sûr que son ambition est de devenir un grand romancier ? Qui donc aujourd'hui, parmi tous ces gens de talent, se dit « être Balzac, être Proust, ou rien » ?

C'est-à-dire, pour revenir à notre comparaison politique, qu'ils ont des ambitions cantonales. Certains ont d'ailleurs choisi un canton de l'esprit, qu'ils exploitent avec plus ou mons de bonheur et de vérité, un monde de cloportes pour Alfred Boudard, un monde de la terre et des paysans pour Claude Michelet dont la sincérité assure la dignité, le champ de bataille de la guerre des sexes pour Madeleine Chapsal et quelques autres dames.

Qualité

Le succès en librairie n'est pas, bien entendu, une meilleure preuve de qualité que le succès de tel ou tel en politique. Si Patrick Modiano, qui nous a raconté Une jeunesse, a son public, Angelo Rinaldi, chantre nostalgique de La dernière fête de l'Empire, n'a peut-être pas encore tout à fait le sien, même s'il brille dans la critique d'humeur. Le roman de Modiano semble moins personnel que ses livres précédents. Mais il nous attache à deux personnages principaux — un jeune couple — par le sérieux, la précision sans cynisme inutile de l'évocation. Et, autour, il ne peut s'empêcher de faire grouiller la faune des hommes d'affaires véreux qu'il a souvent évoquée. C'est-à-dire qu'il prend ses distances par rapport à son récit, mais sans s'éloigner de lui-même, sans rompre avec cette angoisse secrète qui perce dans sa voix au-delà de l'uniformité du ton et qui nous retient. Chez Angelo Rinaldi, l'angoisse première, liée au sexe et à la médiocrité de la condition sociale, s'est dérivée en revendication, mais il en demeure quelque chose dans ces romans massifs, un peu trop compacts pour ne pas être pesants, qui évoquent obstinément la Corse et Sodome, cette capitale sans frontière dont les habitants sont dispersés à travers le monde et souvent exilés de l'amour.