Une analyse qui se veut parallèle à une méditation sur l'identité juive : établissant un dialogue entre la « logique nouvelle du hasard organisationnel et des textes de l'ancienne tradition », Atlan repose à sa manière une question persistante depuis quelques années dans le monde des idées, celle de la relation entre l'éthique et la biologie. Question qui rencontre un large écho, comme on l'a constaté à l'occasion de la parution de Sciences de la vie et société (Seuil), rapport officiel établi par F. Gros, F. Jacob et P. Royer.

Philosophe des sciences dans leur communication et leur interférence avec le mythe, la métaphysique, la littérature et l'histoire, Michel Serres a élargi son champ de réflexion dans Le parasite (Grasset), ouvrage toujours inventif, souvent surprenant, généralisant le concept de « bruit ». Michel Serres pense tenir avec le parasitage une logique rendant compte des évolutions naturelles comme des évolutions culturelles : de même que le microbe dérègle l'organisme, de même une relation à sens unique, sans retour, perturbe mortellement l'échange social. D'où le recours aux Fables de La Fontaine comme à des fictions où sont racontés les « bruits », où s'inscrit le mal : « Curieusement, les mœurs de ces loup, renard, lion, singe ou chat, rat ne sont jamais dans les récits, ou rarement, des manières de prédateurs, elles sont presque toujours des relations parasitaires. Sous couvert de l'attaque, du vol, de la force, sous le masque des grandes bêtes, le rapport simple de convive abusif reparaît. Le parasitologue parle irrépressiblement sous l'apologue. » Parasite : ce qui à la fois gêne la communication et montre que « l'homme est un pou pour l'homme ».

Mutation

Et il est d'ailleurs intéressant de remarquer combien certains intellectuels parmi les plus renommés se plaisent à « parasiter », si l'on ose dire, les cadres habituels de la recherche universitaire, à faire circuler tous les genres de théories pour appréhender cette fin du xxe siècle. Jean-François Lyotard, un habitué de ces dérives, ce qui l'avait conduit à écrire une Économie libidinale, s'interroge dans La condition post-moderne (Minuit) sur les mutations en cours : « Depuis quarante ans, les sciences et les techniques dites de pointe portent sur le langage : la phonologie et les théories linguistiques ; les problèmes de la communication et la cybernétique, les algèbres modernes et l'informatique, les ordinateurs et leur langage, les problèmes de traduction des langages et la recherche des compatibilités entre langages-machines, les problèmes de mise en mémoire et les banques de données, la télématique et la mise au point de terminaux intelligents, la « paradoxologie » : voilà des témoignages évidents et la liste n'est pas exhaustive. » Et voilà qui marque une évolution dans le statut du savoir.

Mais quelle est la légitimité de tous ces nouveaux énoncés, alors même que l'âge postmoderne se caractérise par le dépérissement des grands récits et des grandes croyances, Travail, Famille, Progrès, Société sans classes ? Conscient des risques engendrés par les technologies de l'information, leur « performativité » signifiant plus de contrôle et plus de profit, Lyotard parie néanmoins pour cette « sensibilité aux différences » que permettent les mille pratiques de ces jeux de langages.

Brillant — trop brillant, disent certains —, l'essai du sociologue Jean Baudrillard, De la séduction (Galilée). S'il est vrai que la pensée de cet auteur semble fascinée par ses propres effets de miroir, nous éblouissant jusqu'au vertige dans sa déclinaison exponentielle des signes — les signes des signes des signes des signes et ainsi de suite —, difficile pourtant de ne pas être captivé par son originalité. Opposant la séduction à la production, Baudrillard soutient que cette « stratégie des apparences » est un défi permanent au pouvoir, à la Loi : « La séduction n'est jamais de l'ordre de la nature mais de celui de l'artifice — jamais de l'ordre de l'énergie mais de celui du signe et du rituel. C'est pourquoi tous les grands systèmes de production et d'interprétation n'ont cessé de l'exclure du champ conceptuel — heureusement pour elle, car c'est de l'extérieur, du fond de cette déréliction qu'elle continue de les hanter et de les menacer d'effondrement. Toujours la séduction veille à détruire l'ordre de Dieu, fût-il devenu celui de la production ou du désir. » Contre les processus d'asservissement, les quadrillages biologiques ou informatiques, la séduction, par ses stratagèmes de maquillage et de dissimulation, apparaît donc comme une arme, comme « notre dernière chance ». Dans un registre différent, une autre figure de proue de la sociologie, Pierre Bourdieu, a publié La distinction (Minuit). Cette impressionnante « critique sociale du jugement », au langage volontairement aride par souci de précision, décortique la relation entre « les systèmes de classement (le goût) et les conditions d'existence (la classe sociale) »

Comportements

S'appuyant sur une abondante documentation — articles de journaux, photos, interviews, statistiques—, Bourdieu passe au crible de son analyse les notions de bon ou de mauvais goût : les préférences artistiques, littéraires mais aussi culinaires, les comportements à table comme le sport pratiqué ou la façon de se moucher, les vêtements comme le style du mobilier, tous ces choix sont ainsi renvoyés à une classification sociale à travers laquelle il est possible de distinguer le goût « légitime », le goût « moyen » et le goût « populaire ». « Par l'intermédiaire, dit Bourdieu, des conditionnements différenciés et différenciateurs qui sont associés aux différentes conditions d'existence, par l'intermédiaire des exclusions et des inclusions, des unions (mariages, liaisons, alliances, etc.) qui sont au principe de la structure sociale et de l'efficacité structurante qu'elle exerce, par l'intermédiaire aussi de toutes les hiérarchies et de toutes les classifications qui sont inscrites dans les objets (notamment des œuvres culturelles), dans les institutions (par exemple, le système scolaire) ou, simplement, dans le langage, par l'intermédiaire enfin de tous les jugements, verdicts, classements, rappels à l'ordre, qu'imposent les institutions spécialement aménagées à cette fin, comme la famille ou le système scolaire, ou qui surgissent continûment des rencontres et des interactions de l'existence ordinaire, l'ordre social s'inscrit progressivement dans les cerveaux. »