L'autre création, plus ou moins collective celle-ci, mais avec une maîtresse d'œuvre omniprésente, ce fut le passionnant Méphisto d'Ariane Mnouchkine, d'après le roman de Klaus Mann. De cette satire, qui épingle avec férocité un comédien allemand, que son itinéraire politique mène du communisme, après la défaite de 1918, au nazisme dès 1934, c'est tout l'entre-deux-guerres en Allemagne qui surgit à travers cet ambitieux spectacle, avec son foisonnement artistique, ses incertitudes, ses équivoques, ses aveuglements. Curieusement parallèle à la nôtre, cette époque est celle de la crise et de la division de la gauche perpétuée par des intellectuels incapables de pressentir le véritable danger qui menaçait. Clair est donc l'enseignement proposé, mais encore fallait-il trouver une forme adéquate pour transmettre le message. Avec deux scènes et des sièges pivotants, le Théâtre du Soleil a réalisé l'enfermement et l'ouverture nécessaires pour imposer un climat, une tension profonde. Même si la simplicité un peu didactique n'allait pas sans longueur parfois, la beauté des images, la force d'évocation, la sensibilité, l'émotion, la gravité du propos prenaient à la gorge. Et la qualité du silence qui régnait à la Cartoucherie de Vincennes, suffisait à prouver, s'il en était besoin, que le message avait été compris.

D'Allemagne, toujours, mais contemporaine cette fois, nous est arrivée la bizarre parodie d'un mélodrame, Les larmes amères de Petra von Kant, que l'on doit au cinéaste Fassbinder. Présentée dans un beau décor laqué de Yannis Kokkos, à la Maison de la culture d'Amiens, la pièce a connu un vif succès ce critique, favorisé par la présence de Geneviève Page et la mise en scène de Dominique Quéhec. Inhabituelle en province, cette hypersophistication d'un jeu constamment déphasé, outré, dévié amorce peut-être une nouvelle phase dans la décentralisation, qui commence à s'ouvrir davantage au théâtre étranger d'aujourd'hui.

Décentralisation

C'est ainsi qu'on a pu voir à Caen L'imbécile, d'Edward Bond, vaste fresque probablement trop désordonnée pour offrir une représentation claire, mais qui avait au moins le mérite, grâce à Michel Dubois, de révéler un ailleurs plein de promesses. Quant à Roger Planchon, après une vingtaine d'années de réflexion, le voici qui découvre à son tour les vertus du théâtre de Pinter, exclusivement réservé jusque-là au public parisien. En créant No man's land à Villeurbanne, il a changé soudain d'orientation, au risque de dérouter un peu son fidèle public, habitué à des textes moins ambigus et à des mises en scènes plus spectaculaires. Il est vrai qu'avec Michel Bouquet et Guy Tréjean réunis sur un plateau on pourrait faire passer sans peine la lecture du Bottin téléphonique...

Belle performance

Pour rester dans le domaine britannique, on citera encore la belle performance de Laurent Terzieff, qui a donné vie au Philanthrope de Christopher Hampton, adroit remake à l'usage d'un Alceste anglais qui croit aimer ses semblables au lieu de les haïr, et le subtil Travesties de Tom Stoppard, dont les personnages, réunis à Zurich en 1917, s'appellent Joyce, Lénine et Tzara, un trio permettant de bien intéressantes conversations, mal comprises des Français, pour qui les grands hommes sont tabous.

Ils n'ont pas apprécié davantage, il faut le dire, les mystères un peu rudes du Navire Night de Marguerite Duras, dont les sentences énigmatiques étaient distillées au compte-gouttes par Michel Lonsdale et Bulle Ogier ; la littérature ne fait pas toujours bon ménage avec le théâtre. C'est d'ailleurs le reproche qu'on a formulé à l'encontre de François-Marie Banier, auteur d'un sensible dialogue téléphonique sur fond de cataclysme, bizarrement intitulé Nous ne connaissons pas la même personne, de même qu'on a trouvé déconcertant le lyrisme poétique de François-Régis Bastide dans son Siegfried 78, bien que son maître Giraudoux soit à présent un classique reconnu.

Seules les petites salles ont donné des chances aux auteurs nouveaux : ainsi a-t-on pu apprécier La baignoire, de Victor Haïm, les Bons baisers du Lavandou, de Christian Guidicelli, ou Les miettes, de Louis Calaferte, pochades justes qui sont aux grandes œuvres ce que les nouvelles sont aux romans ; ce n'est déjà pas si mal. Il y aura eu cependant une magnifique exception pour confirmer la règle : L'atelier, de Jean-Claude Grumberg, à l'Odéon. Cette pièce bouleversante restera sans doute comme le grand moment d'émotion de cette année théâtrale riche en réussites. Rien de tapageur dans ce réalisme, où il retrouvait en quelques séquences la vie quotidienne d'un atelier du Sentier, au lendemain de la guerre, chez un tailleur juif.