À ce degré-là, on ne peut plus dire que sa joie, sa gratitude et l'on demeure stupéfait que certains critiques aient pu émettre des réticences, qui dénotaient plutôt un désarroi devant une perfection exceptionnelle que la profondeur de leur jugement. Mais il est vrai, il faut le reconnaître, qu'un travail sans défaut finit par lasser, quand il ne se renouvelle pas.

C'est ainsi, par exemple, que Peter Brook, autre artiste étranger devenu français d'adoption, ne rencontre plus toujours l'adhésion enthousiaste de ceux qui le vantaient naguère. Rien à reprendre à ce Mesure pour mesure des Bouffes du Nord, conçu dans le même esprit que Timon d'Athènes, et avec les mêmes complices, dont François Marthouret ou Maurice Benichou, et pourtant il s'en dégageait une certaine monotonie, on doit l'admettre. L'habitude, sans doute... Pareil phénomène s'est produit pour le brillant Coriolan, en tournée avec la Royal Shakespeare Company. La belle rigueur glacée de Terry Hands n'étonne plus. On se souviendra néanmoins avec une admiration intacte du splendide tragédien qu'est Alan Howard.

Jeunesse et élan

Par une grâce qui lui est propre, Jean-Louis Barrault échappe à cette usure du succès, quoique son Zadig ait eu parfois tendance à l'enluminure de salon. Tant de jeunesse, d'élan, de rythme, de couleur auront eu raison de nos réserves, et le public, pour sa part, n'a pas boudé son plaisir, même si Voltaire en était moins responsable que les simples prestiges du divertissement. Tchékhov, en revanche, fut présent plus que jamais au cours de cette saison, au point que ses Trois sœurs se soient multipliées par deux. Au Théâtre de la Ville, grâce à Pintilié, elles avaient le charme slave, mais elles formaient une famille légèrement désaccordée, où la belle Marthe Keller ne s'intégrait pas tout à fait au reste de la distribution, tandis qu'à la salle Richelieu Jean-Paul Roussillon poussait au noir balzacien le drame de ces provinciales saisies par les hasards de la nécessité. Finalement, ce fut peut-être Gabriel Garran qui a le mieux écouté la musique de Tchékhov, avec un Platonov modeste, émouvant, auquel Niels Arestrup prêtait une grande sincérité sans apprêt.

Une certaine sophistication aura marqué au contraire bon nombre de spectacles très à la mode, tirés d'ouvrages littéraires que leurs auteurs n'avaient jamais destinés à la scène. Ce fut le cas de Diderot à corps perdu, montage-portrait à travers lequel Barrault, décidément très XVIIIe cette année, rendait hommage à un philosophe qu'il révère. Ce fut le cas d'une jolie évocation de Virginia Woolf, une Lecture imaginaire dirigée par Monique Fabre et Anne-Marie Lazzarini, qu'elles avaient intitulée Des petits cailloux dans les poches, transparente allusion au suicide de l'auteur d'Orlando. Ce fut le cas de Proust ou la passion d'être, intelligente introduction au monde de Jean Santeuil et de La recherche où Serge Gaubert et Daniel Benoin réussissaient à nous retenir par le biais des problèmes de la création et du dédoublement chez l'écrivain.

Ce fut le cas d'Autour de Mortin, mise en scène astucieuse d'un roman de Robert Pinget par Jacques Seiler, sans oublier l'éternel Neveu de Rameau, repris en tournée par un Michel Bouquet si éblouissant qu'il en faisait presque oublier Pierre Fresnay, créateur du rôle.

Insolite et passionnant

Mais tout cela s'efface devant deux entreprises majeures, où la littérature devenait le ferment d'un spectacle réellement neuf. Il y a eu d'abord, dans une annexe de la mairie de Strasbourg, le très insolite Kafka-Théâtre complet imaginé par André Engel, à qui l'on devait déjà Baal dans un haras et Pougatchev dans une usine. À partir de L'Amérique, mais sans oublier Le château ni Le procès, ce metteur en scène inventif a su reconstituer jusqu'au malaise l'atmosphère kafkaïenne dans le huis clos d'un hôtel imaginaire, qui tenait à la fois du canular et de la colonie pénitentiaire. Représentation ? Disons plutôt expérience, ou initiation, d'une tenace étrangeté, difficilement effaçable, un voyage organisé en pays d'Absurdie dont on ne revenait pas tout à fait intact.