Lettres

À l'ombre du passé, un tour de France littéraire

En lisant le petit livre qu'Antoine Blondin, grand prix de littérature de l'Académie française, a consacré au Tour de France, il semble que la tâche du chroniqueur annuel des romans n'est pas très différente de celle du chroniqueur qui, quelques pages plus loin, rend compte de la grande course, même s'il est difficile de faire de nos écrivains des héros quasi mythologiques.

À la saison des prix littéraires, on utilise plutôt la comparaison avec les courses de chevaux, ce qui permet de souligner le rôle des écuries éditoriales. Mais, après tout, il est sans doute plus honorable pour un écrivain d'être comparé à un sportif plutôt qu'à une bête, et on a bien l'impression que, chaque année, prend le départ un peloton de romanciers, presque toujours le même, à part quelques vétérans qui s'effacent et quelques nouveaux qui surgissent, avec ses champions et ses ringards, ses Raymond Poulidor et ses Bernard Hinault, et ses routiers chevronnés qui remportent parfois une victoire d'étape, prix littéraire ou fauteuil académique, puis reprennent place dans le peloton.

Il y a ceux qui franchissent les cols les plus redoutables, ceux qui se font un petit nom à l'endurance, année après année, et ceux qui savent négocier une victoire au sprint. L'intérêt de la comparaison est peut-être de pouvoir mettre à leur juste place les braves écrivains du peloton, qui ne sont pas sans mérite, mais qui ne parviendront sans doute jamais aux premiers rangs.

Qu'on nous permette de commencer par un vétéran, un homme qui a gagné le Goncourt il y a plus d'un demi-siècle : le Grand Prix national des lettres il y a quelques années et qui vient de connaître deux grands succès de librairie, Maurice Genevoix. Un jour était l'image de la sagesse d'un vieil homme, sage parce qu'il n'avait jamais rompu avec ses racines naturelles. Lorelei est un livre plein de jeunesse, l'histoire d'un contact entre jeunes Français et jeunes Allemands avec la guerre de 1914. De même que, dans les carnets de combattant qui établirent sa première réputation, il ne faisait aucune place à la haine, mais parlait de la souffrance, de la solidarité humaine de la vie, de même aujourd'hui Maurice Genevoix semble nouer un bouquet de jeunesse et d'amitié. L'affabilité est moins chez lui une politique que la forme de sa sympathie pour ceux qui sont embarqués avec lui pour la traversée, et c'est cette fraîcheur constante qui séduit le lecteur.

Les grands prix

NOBEL : Isaac Bashevis Singer, écrivain américain d'origine juive polonaise (5-X-78).

GRAND PRIX DU ROMAN DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE : Alain Bosquet, Une mère russe ; Pascal Jardin, Le nain jaune (9-XI-78).

GONCOURT : Patrick Modiano, Rue des boutiques obscures et pour l'ensemble de son œuvre (20-XI-78).

RENAUDOT : Conrad Detrez, L'herbe à brûler (20-XI-78).

FEMINA : François Sonkin, Un amour de père (27-XI-78).

MÉDICIS : Georges Perec, La vie, mode d'emploi (27-XI-78).

MÉDICIS étranger : Alexandre Zinoviev (écrivain soviétique), L'avenir radieux (27-XI-78).

INTERALLIÉ : Jean-Didier Wolfromm, Diane Lanster (4-XII-78).

PRIX DES LIBRAIRES : Christiane Singer, La mort viennoise (28-II-79).

BOURSE GONCOURT DE LA NOUVELLE : Andrée Chedid (Libanaise, écrivain de langue française), Les corps et le temps (6-V-79).

GRAND PRIX DE MONACO : Daniel Boulanger (16-V-79).

Image du père

Si le retour vers les jeunes années est présenté chez Maurice Genevoix à travers une affabulation romanesque, il semble aussi le thème favori de bien d'autres qui en restent souvent à l'autobiographie à peine camouflée. C'est ainsi que le thème du père est peut-être le plus fascinant pour beaucoup. Dix ans après la révolte de 1968 et la littérature du conflit des générations, des écrivains, qui à vrai dire n'étaient déjà plus très jeunes en 1968, se tournent avec gratitude vers l'image paternelle. Ce n'est pas l'imagination qui a pris le pouvoir dans ce secteur, c'est la mémoire. Ainsi Le nain jaune de Pascal Jardin, Un amour de père de François Sonkin, La maison du père de Michel Mohrt, L'héritage du vent de Jean Freustié, Les ritals de Cavanna, et, d'une certaine manière, tous les romans de Patrick Modiano. Et on pourrait, mutatis mutandi, y ajouter Une mère russe, où Alain Bosquet met plus de vérité que dans ses fabrications habituelles. Père grand serviteur de l'État chez Pascal Jardin, père bohème, inventeur, illuminé fantasque de François Sonkin ou père homme d'ordre, religieux un peu rigide de Michel Mohrt, il n'importe : l'image du père est celle du premier guide, de l'homme dont l'exemple oriente les premières expériences et les premiers jugements. Ce n'est pas un maître de conformisme, il ne fait pas entrer dans une société rigide, le fils garde sa liberté de penser et prend des libertés de comportement vis-à-vis de ce qui, dans l'héritage paternel, tombe déjà en ruine dans la société de la nouvelle génération. Mais il subsiste un lien affectif puissant, plus puissant semble-t-il que le lien avec la mère, un signe de continuité qui paraît nécessaire. Continuité vécue, même quand le portrait du père reste un peu flou, à cause des procédés littéraires, chez François Sonkin, ou parce que l'écrivain est moins préoccupé de faire un portrait que de faire entendre son dialogue de génération à génération, comme chez Michel Mohrt, élevé avec la plus grande rigueur et la plus grande sévérité dans les collèges bretons. Mais est-ce bien un succès du point de vue des bons pères ?

Retour

Il faut compléter cette liste par celle des ouvrages où parfois l'élaboration romanesque est un peu plus poussée mais qui n'en sont pas moins des retours manifestes sur un passé que l'auteur a vécu. Ainsi le dernier ouvrage de Roger Grenier, évocation d'une ville d'eaux désuète et d'un thermalisme déjà lointain, présentée presque sans camouflage d'abord, puis dans une tentative de reconstruction par l'imagination ; ainsi les livres de Marie Cardinal où la romancière se tient souvent au plus près d'elle-même, à l'écoute de son propre corps et de ses réactions physiologiques. Alexandre Astruc, retour du cinéma, a entrepris une série de romans dont Quand la chouette s'envole, œuvre nourrie des souvenirs, des rêves et des ambitions des trublions politiques de droite et de gauche (si bien que cela rejoint souterrainement la littérature, beaucoup plus soignée, de Michel Déon) après la Libération. Jean-Louis Curtis, qui a écrit dans d'autres romans la chronique des jeunes hommes de sa génération, entreprend enfin, avec L'horizon dérobé, la chronique de ses cadets, l'éducation politique et sentimentale d'un petit groupe de garçons et de filles entre 1958 et 1968.