Les nouveaux troubles qui marquent le début de la période de deuil chiite (du 2 au 12 décembre) bloquent les tentatives d'ouvertures du Palais. De Neauphle-le-Château, l'ayatollah met une fois de plus en garde les politiciens iraniens contre toute velléité de participer à un « gouvernement contre l'Islam » et demande au peuple d'être prêt à verser son sang « pour protéger l'islam et renverser la tyrannie ». Désireux d'éviter un nouveau bain de sang qui compromettrait irrémédiablement ses efforts, le Palais autorise les « processions pacifiques » les 10 et 11 décembre de la Tessoua et de l'Achoura (9e et dernier jour du grand deuil chiite).

Le plus grand désarroi semble régner dans les milieux dirigeants. Les libérations des détenus politiques sont suivies de nouvelles arrestations et interpellations, souvent de courte durée. Sandjabi et Forouhar sont remis en liberté. Les défilés de la Tessoua et de l'Achoura rassemblent près de quatre millions d'Iraniens et constituent un éclatant plébiscite pour le pouvoir islamique et le départ du chah.

Succession suicidaire

Encouragé par les propos lénifiants du président Carter qui, le 12 décembre, réaffirme son appui au trône iranien, le chah poursuit ses efforts pour trouver une formule constitutionnelle susceptible d'être acceptée par l'opposition modérée. La plupart des personnalités pressenties se dérobent ou se récusent. Sandjabi, convoqué par le roi, affirme que, « dans les circonstances actuelles », il ne peut participer à une combinaison gouvernementale qui « maintiendrait le régime ». Seul Sadighi, ancien ministre de l'Intérieur de Mossadegh et personnalité respectée par l'opposition, accepte de former un gouvernement de compromis. Il abandonne bientôt sa tentative, s'étant vu opposer une fin de non-recevoir par la plupart des personnalités libérales contactées. Le 26 décembre, toute exportation de pétrole brut cesse et le terminal pétrolier de Kharg Island est fermé, tandis que les manifestations prennent à Téhéran une tournure nettement anti-américaine.

La décision de Chahpour Bakhtiar, le numéro trois du Front national, d'accepter la lourde succession du général Azhari, qui démissionne le 31 décembre, paraît dans ces conditions téméraire, voire suicidaire. Il n'a pas obtenu ni même demandé l'aval du Front national, qui l'exclut de ses rangs. Isolé politiquement au sein de l'opposition laïque liguée contre lui, combattu par les religieux qui n'apprécient guère son attachement à la laïcité et condamnent tout gouvernement formé sous l'égide du chah ou de la monarchie, Bakhtiar est dès le départ condamné à échouer. Le ministère qu'il arrive à former le 6 décembre comprend des personnalités de second ordre, pas du tout préparées à faire face aux multiples difficultés administratives et économiques que connaît le pays. Près de deux mois de grèves et de manifestations de rue ont amené Téhéran au bord du chaos. De nombreuses usines sont fermées, les coupures de courant sont de plus en plus fréquentes. La vente de l'essence et du kérosène est rationnée. Et, pour couronner le tout, les nouveaux ministres n'arrivent même pas à pénétrer dans leurs ministères occupés par les fonctionnaires grévistes.

Départ du chah

Bakhtiar dispose cependant de quelques atouts non négligeables. Il a obtenu l'assurance que le chah s'éclipsera et a allégé la loi martiale : la censure sur la presse est abolie, les prisonniers politiques libérés pour la plupart et l'armée a reçu l'ordre de ne pas tirer sur les manifestants. De plus, l'administrateur de la loi martiale, le redoutable général Oveissy, est parti pour l'étranger. Autant de mesures qui devraient normalement lui rallier la rue. Mais celle-ci demeure fidèle à Khomeiny qui ne cesse de dénoncer le gouvernement « usurpateur et illégitime » de Bakhtiar.

L'expérience Bakhtiar est appuyée à fond par Washington. Le général américain Robert Huyser s'efforce, depuis le début de janvier, de persuader les généraux iraniens que seul l'effacement du chah peut préserver la monarchie. Le départ du roi « pour des vacances à l'étranger » semble désormais inéluctable. Il est annoncé officiellement le 11 janvier, à Washington, par le secrétaire d'État américain, C. Vance. Le 16 janvier, « les larmes aux yeux », le chah et l'impératrice Farah quittent discrètement l'aéroport de Mehrabad pour l'Égypte, après une brève et sinistre cérémonie d'adieu en présence de quelques intimes et de Bakhtiar. Le souverain affirme sans grande conviction : « Je ne pars que pour une courte période ». Mais, ce départ, salué par le peuple par une folle manifestation de joie, est interprété comme une « abdication de facto ».