Mais la baisse de la mortalité a été l'élément perturbateur de cet équilibre ancestral. Dans la France du XVIIIe siècle, cette baisse a d'abord été obtenue par l'élimination progressive des mortalités de crise (épidémies, disettes) grâce à une meilleure organisation de la conservation des grains et de leur transport — ce qui a permis d'atténuer l'effet des fluctuations climatiques —, par une meilleure alimentation et par des mesures plus rigoureusement appliquées en cas de menace d'épidémies. Ensuite sont venues les vaccinations, puis les progrès que l'on sait en matière de connaissances médicales, de chimiothérapie, d'hygiène et de prévention. Avec une espérance de vie de 69 ans pour les hommes et de 77 ans pour les femmes — alors qu'elle était de l'ordre de 30 ans à la fin du XVIIIe siècle —, le niveau de fécondité permettant d'équilibrer la mortalité est de nos jours de 2,1 enfants par femme ; il est inférieur d'au moins 50 % par rapport au chiffre équivalent d'il y a deux siècles et il représente à peine 20 % du maximum physiologique. Ces quelques données montrent à quel point la contraception constitue aujourd'hui une nécessité aussi absolue que l'absence de contraception durant les siècles antérieurs.

Hiatus

Du moins, si le volume de la population doit rester plus ou moins stationnaire. Si l'équilibre fécondité-mortalité n'est pas réalisé durant la période où baisse la mortalité, il y a évidemment croissance démographique. Dans le cas de la France du XIXe siècle et du début du XXe siècle, on a enregistré une croissance qu'on peut qualifier de modérée : 28 millions d'habitants sur le territoire actuel en 1800, 42 en 1950. Dans les îles Britanniques, où la baisse de la fécondité ne s'est manifestée de façon significative qu'à partir de 1850, la croissance a été beaucoup plus rapide : 16 millions en 1800, 53 millions en 1950 (y compris l'Irlande), malgré une forte émigration outre-Atlantique et dans les autres pays du Commonwealth.

La baisse de la fécondité s'est étendue à toute l'Europe de l'Ouest dans la seconde moitié du XIXe siècle, à l'Europe méridionale (sauf l'Albanie) et orientale au début du XXe siècle : actuellement, tous les pays développés ont une fécondité inférieure à 2,5 enfants par femme (le seul cas exceptionnel étant celui de l'Irlande avec 3,5), le plus souvent proche de 2.

Dans les pays en voie de développement, la baisse de la mortalité a été généralement postérieure à la Première Guerre mondiale, mais les progrès les plus décisifs ont été obtenus après la Seconde Guerre. D'une part, ces pays avaient encore une mortalité très élevée et, d'autre part, des moyens finalement peu coûteux en hommes (médecins, ingénieurs) et en matériel (vaccins, DDT et autres insecticides) ont pu être mobilisés pour aboutir en l'espace de quelques années à des résultats véritablement étonnants. Durant la période 1945-1955, on a vu par exemple l'espérance de vie augmenter de près de deux ans par an au Sri Lanka.

Il est clair que ces progrès rencontraient l'adhésion des populations concernées, dont la durée de vie se trouvait considérablement améliorée. Mais leurs conditions matérielles d'existence demeuraient bien souvent inchangées : l'état des techniques et l'importance des moyens disponibles permettaient davantage d'empêcher de mourir que d'aider à mieux vivre.

Du fait de la rapidité beaucoup plus grande de la baisse de la mortalité, comparativement à l'Europe du XIXe siècle, du fait que les conditions de vie mais surtout les structures sociales et mentales dans nombre de pays en voie de développement n'évoluaient guère — et sans doute ne pouvaient guère évoluer — à un rythme comparable, la baisse de la fécondité ne s'est pas encore manifestée dans la plupart d'entre eux. Il en est résulté un hiatus considérable entre fécondité et mortalité, qui n'a pas eu d'équivalent en Europe au XIXe siècle. Dans certains pays en voie de développement (Algérie, Maroc, Mexique), la croissance démographique atteint 3,5 % par an (la croissance a été à tout moment inférieure à 1,5 % par an dans les pays européens au XIXe siècle) : la population double en vingt ans et, avec ce rythme de croissance supposé invariable, un octogénaire vivrait dans un pays 16 fois plus peuplé qu'à sa naissance (actuellement, 1 Algérien sur 2 est né depuis l'indépendance). De ce fait, la croissance démographique mondiale, malgré la stabilisation des pays développés et le ralentissement très vraisemblable de la Chine, avoisine 2 % par an depuis les années 1960 (ce qui représente une France tous les huit mois ou une Chine tous les dix ans).

Stabilisation

L'époque où débutera puis s'accomplira le processus généralisé de baisse de la fécondité dans les pays en voie de développement constitue la principale interrogation de la démographie mondiale. Il ne fait guère de doute que ce processus se mettra en mouvement un jour, mais toute la question est de savoir quand cela se produira et si cela se produira avant qu'une catastrophe majeure n'ait lieu. Jusqu'à maintenant les efforts en vue de la diffusion des contraceptifs modernes (pilule, stérilet) se sont heurtés à des résistances très fortes des sociétés, malgré la détermination souvent réelle des autorités politiques. La révolution psychologique, sociologique et religieuse que représente l'adoption de la contraception nécessite des délais peu compressibles : le facteur temps — qui en Europe a été beaucoup moins pressant qu'il ne l'est actuellement dans le sous-continent indien par exemple — doit en quelque sorte faire son œuvre.