Après Palazzo mentale, sensation de l'an dernier, sa version de Maître Puntila et son valet Matti l'a définitivement consacré. Avec lui, une génération nouvelle aborde Brecht, et ose le traiter sans les références obligatoires aux saints « Écrits ». Même le rituel rideau a disparu de la scène au profit d'une prodigieuse invention – encore un peu sophistiquée, parfois –, mais libre de toute entrave théorique. Un autre Brecht apparaît, sur papier glacé, féroce et dandy, chatoyant, insolite, presque inconnu. La plus merveilleuse aventure qui puisse arriver à un auteur qu'on croyait usé et abusé par des apôtres trop fidèles.

Citons enfin, parce qu'il reste l'un des grands, lui aussi, les deux mises en scène de Claude Régy. Les admirateurs de L'amante anglaise n'auront pas été surpris par la présentation rigoureuse d'Eden cinéma, où l'on retrouvait, chamboulé, mélangé, le scénario de Barrage contre le Pacifique, excellent roman d'une Marguerite Duras première manière. Mêmes comédiens – Madeleine Renaud et Michael Lonsdale –, même souci de stylisation distancée, même goût de dissocier le geste de la parole, dans une messe en demi-teinte. Certains auront sans doute regretté d'y voir une Madeleine Renaud réduite au mutisme – alors que, dans l'étrange Pas moi de Beckett, elle n'est plus qu'une bouche et une voix... –, mais sa présence suffisait à donner l'étiage de la vérité, devant le public religieusement attentif du théâtre d'Orsay.

À Nanterre, où s'est joué Les gens déraisonnables sont en voie de disparition, de Peter Handke, le climat était parfois moins recueilli. Beaucoup de spectateurs sont venus pour voir des vedettes – Gérard Depardieu, Andréa Ferréol, Jean-Luc Bideau – et la pièce les a heurtés par une apparente obscurité, que Régy ne cherchait pas le moins du monde à dissiper.

La rigidité des acteurs, la monotonie concertée du ton, les contre-emplois volontaires, l'abstraction du décor ajoutaient au contraire à leur malaise. Il suffisait pourtant d'un petit effort pour discerner dans cette pièce insolite un jeu distancié très passionnant, un auteur réellement neuf, et un comédien polonais comme on n'en voit guère : Daniel Olbrychski.

Succès

Après cette revue des têtes, dont on espérait plus ou moins quelque morceau de bravoure, il convient d'évoquer ici certains succès plus inattendus, qui auront donné sa couleur originale à cette saison. Qui aurait pensé, par exemple, que l'adaptation d'une nouvelle de Balzac par Geneviève Serreau ferait les beaux soirs de Saint-Denis, puis ceux d'un théâtre dit bourgeois ?

Telle est pourtant la performance réalisée par les Peines de cœur d'une chatte anglaise, dont les personnages animaux, inspirés des illustrations de Granville et parés de masques extraordinaires imaginés par Rotislav Doboujinsky, nous transportaient magiquement au pays de Peau d'âne et du Chat botté.

Expert en spectacles raffinés, c'est le groupe TSE qui a poli ce petit chef-d'œuvre d'humour et de poésie, qui aurait enchanté Lewis Carroll en personne. Comment se douter également, dans le même esprit, que Dickens nous ravirait encore, par David Copperfield interposé ? Grâce à Jean-Claude Penchenat et sa troupe, formés à l'école d'Ariane Mnouchkine, on ressortait pour une soirée son âme d'enfant, on reconnaissait tout un petit monde surgi des lointains souvenirs de lecture, dans une tendresse intelligente, baignée d'ironie autant que de fraîcheur.

Quant aux auteurs nouveaux, tant de créations médiocres nous ont appris à ne plus les attendre que Gotcha fut une divine surprise. Avec Barrie Keefe, qui nous vient d'Angleterre, un écrivain de théâtre s'apprête peut-être à prendre enfin la relève des jeunes hommes en colère, assez fatigués. Son réalisme rude a la force d'une gifle, sa révolte n'est pas trafiquée, et cette représentation, dirigée par Jean-Christian Grünewald, nous aura valu de découvrir du même coup un étonnant petit prolo nommé Fabrice Eberhard. Il serait injuste qu'on ne reparle pas de lui dans les prochaines années.

Classique

Mais, avant d'en venir aux espoirs – et aux déceptions –, on ne peut pas négliger le travail honnête de ceux qui font le quotidien du théâtre, public ou privé. En montant Puntila – lui aussi –, puis Nekrassov, Guy Retoré n'a guère pris de risques. Tirant Brecht vers la grosse farce, et Sartre vers un certain guignol, disons qu'il amusait son public, avec une indéniable efficacité, même si ces représentations n'échappaient jamais au tout-venant.