Journal de l'année Édition 1978 1978Éd. 1978

Ici encore, l'évolution de la littérature est inséparable de l'évolution des idées. La littérature chrétienne veut illustrer les combats de la foi. Mais nous ne savons même plus sur quels points évacués aujourd'hui se battaient les Paul Bourget, les Henri Bordeaux. Les romans de François Mauriac (qui viennent d'entrer dans le Panthéon imaginaire de la Pléiade) et ceux de Julien Green sont remplis de luttes contre le péché de luxure. Mais chez Green, chez Bernanos, le Mal tend à reprendre toute sa stature diabolique. L'évolution de l'Église, dans un sens interprété comme laxiste, a beaucoup enlevé du tragique de la vie chrétienne. Il ne reste au-delà des péchés qu'une inquiétude générale de salut. Et c'est ce qui caractérisera sans doute une nouvelle littérature d'inspiration chrétienne, à la suite du renouvellement de l'Église par le concile. Ainsi, Gilbert Cesbron, dans des romans solidement construits, animés par une sincérité souvent pathétique, analyse les maux de la société contemporaine et en montre la gravité non seulement pour cette société mais encore pour l'âme elle-même.

Didier Decoin écrit des romans, comme ce John l'Enfer qui a obtenu le prix Goncourt, chargés de péripéties comme des romans populaires, dépourvus de références explicites à la foi catholique, mais qui sont des fables du long combat d'un homme juste contre le mal lui-même. Le dernier des Cheyennes, l'Indien qui lutte pour survivre dans le Manhattan d'aujourd'hui, n'est pas un héros à la Rousseau ou à la manière pseudo-naïve de certains écologistes. C'est quelqu'un qui sait que le mal existe, que l'ennemi peut saper la cité la plus orgueilleuse, que les armes du combat ne sont pas les mêmes que celles dont il se sert pour provoquer la mort, mais des armes de Dieu comme la pureté du cœur. On reproche parfois à D. Decoin d'en inventer trop, de négliger la vraisemblance immédiate et d'écrire trop vite. Mais ses livres ont le mérite de ne pas être prudents, précautionneux, de manifester un tempérament généreux.

Saveurs

Avec Didier Decoin, nous sommes passés des aînés à la génération qui a environ trente à quarante ans, une génération de l'espoir. Et, comme nous placions en face du catholique Julien Green l'humaniste païenne Marguerite Yourcenar, nous pouvons mettre en face de Didier Decoin un grand représentant du paganisme, J.-M. G. Le Clézio. Après un premier livre très justement remarqué, Le procès-verbal, il y a déjà quelques années, Le Clézio avait paru piétiner un peu, se répéter et se chercher dans des livres qui étaient toujours d'un bon écrivain, mais qui nous laissaient un peu dans le vague, sur notre faim. Et voici deux livres, L'inconnu sur la Terre, un essai qui tient plutôt du journal sans dates, et Mundo, un recueil de nouvelles, qui sont des œuvres de maîtrise, des œuvres d'un grand écrivain. La prose de Le Clézio souffre la comparaison avec celle des plus grands ; c'est une prose somptueuse, une prose qui colle parfaitement aux réalités matérielles ou psychologiques que l'auteur veut nous faire connaître.

Les deux livres constituent un hymne à la vie, aux richesses, aux trésors de la vie, qui sont à notre disposition si nous savons voir, si nous savons retrouver une sorte de pureté presque angélique du regard. C'est pourquoi les héros des nouvelles sont presque toujours des enfants, petites filles, petits garçons dont les yeux ni le cœur ne sont encore déformés par l'éducation des adultes, par les conventions de la vision et de la raison. À eux, l'inconnu sur la terre, le merveilleux qui ne se révèle qu'à ceux qui sont encore capables d'émerveillement. Un paysage du Midi ou du Mexique, la mer partout présente et féconde, un animal, un corps, un regard, J.-M. G. Le Clézio sait exprimer toutes les saveurs du monde : d'un monde qui est l'empire de l'homme (de l'enfant d'abord) et peut-être des dieux, mais non point d'un Dieu jaloux. Toutes les réalités chanteront, mais elles chanteront la gloire du grand Pan. Il n'est pas mauvais que cette voix s'élève dans la littérature française, qui a toujours été un concert et J.-M. Le Clézio lui donne une autorité incomparable : un Chateaubriand, qui prépare peut-être un Génie du paganisme...

Aînés

À ces écrivains de la génération qui arrive aux affaires en littérature, on peut joindre Patrick Modiano qui, de livre en livre et jusqu'à son Livret de famille, reprend le même problème, le problème de la relation avec le père, mais en allant chaque fois plus profond, comme avec une vrille. Le voici père à son tour, et cela va peut-être nourrir autrement son angoisse sans pour autant la faire disparaître.