Journal de l'année Édition 1978 1978Éd. 1978

Évelyne Sullerot
Le fait féminin
(Fayard)
520 pages, 35 collaborateurs parmi lesquels des biologistes, des sociologues, des historiens et des psychologues : il serait ridicule de prétendre rendre compte de ce livre collectif en quelques lignes. Et ce d'autant plus que chacune des communications pose un problème spécifique et mériterait parfois de nombreux commentaires. Citons au hasard, et pour souligner la diversité et l'intérêt de ce recueil, quelques-uns des sujets d'articles : de la signification biologique du bisexualisme ; à propos des chromosomes sexuels ; contribution de l'endocrinologie à l'évolution de la condition féminine ; à propos de la psychologie différentielle des sexes ; la répartition différentielle des troubles psychiatriques selon le sexe ; l'enfermement des femmes dans notre civilisation ; à propos du destin de la femme, du XVIe siècle au XXe siècle ; le changement démographique et le cycle de vie des femmes. Livre de référence, Le fait féminin a été réalisé sous la direction d'Évelyne Sullerot à la suite d'un colloque réuni sous les auspices du centre Royaumont. Évelyne Sullerot savait fort bien qu'en réalisant un tel débat elle s'exposait à toutes sortes de critiques : « Parler des différences entre hommes et femmes, n'est-ce pas cautionner les inégalités ? ». Sans éluder le problème, Évelyne Sullerot pour sa part a conclu : « Tout au long de ce livre, il est beaucoup question de différences entre filles et garçons, entre femmes et hommes. Mais, s'agissant de différences naturelles, génétiques, embryologiques, physiologiques, à tout avantage d'un sexe semble lié un inconvénient. Jamais ces différences ne signent une supériorité indéniable et globale d'un sexe sur l'autre, supériorité et infériorité n'étant que des appréciations fragmentaires liées à un regard qui sous-entend une échelle de valeurs dans le domaine envisagé. »

Roger Caillois
Le fleuve Alphée
(Gallimard)
S'étonnera-t-on de trouver, dans une rubrique consacrée aux idées, un livre autobiographique ? Outre que la séparation entre les genres n'a plus grande signification et qu'on assiste, au contraire, à l'éclatement total de ces vieilles classifications, il serait très injuste de ne pas considérer Le fleuve Alphée comme une contribution originale au mouvement de la pensée contemporaine. Admirablement écrit, dans un style d'une extrême concision, cet ouvrage nous en dit peut-être plus que bien des essais sur un certain doute à l'égard de la science et de tout savoir se manifestant de manière très sensible chez nombre d'intellectuels. Car la brillante démonstration de Roger Caillois en revient finalement à prouver, un itinéraire personnel à l'appui, que les livres sont une duperie et le pullulement des idées un dangereux faux-semblant. La quarantaine de livres que Roger Caillois a publiés, il les considère comme une parenthèse dans sa vie heureusement refermée. Qu'y-avait-il avant la parenthèse ? Avant, ce fut le temps de la connaissance sauvage des choses, de « la familiarité des herbes folles, des épis et arbres, des bêtes, des odeurs naturelles ». Seulement, voilà, cet apprentissage naturel allait bientôt changer et un autre univers apparemment féerique a bien failli engloutir notre auteur : celui de l'imprimé et de la lecture. Les livres, et d'une manière plus générale la pensée, sont donc jugés coupables par Roger Caillois, qui déclare sans ambages : « Le filet d'eau douce qui subsistait en moi dès la première minute fut menacé de se perdre dans les eaux mêlées et nombreuses du savoir. » Si ce « filet d'eau douce » ne s'est pas perdu, dissous à tout jamais dans l'immensité de la mer, c'est qu'au cours de ses pérégrinations quelques signes repères, telles des bouées de balisage, l'ont empêché d'être englouti. Et d'abord les minéraux, ces pierres que Roger Caillois collectionne, qui n'ont rien d'autre à dire que leur existence d'une « épaisse immobilité », et dont l'« intégrité géométrique » se refuse à être interprétée et à être lue. En désignant les pierres comme un modèle d'existence, Roger Caillois a choisi les choses contre les mots. Voilà pourquoi il place sa vie sous le signe de ce fleuve Alphée qui, d'après la légende grecque, se jetterait sous la Méditerranée et la traverserait souterrainement pour renaître dans l'îlot d'Ortrygie, où il serait épongé par la terre.