Pour la première fois depuis la guerre, le mot licenciement est lâché dans les couloirs feutrés de la Chambre syndicale de la sidérurgie. Jusque-là, et malgré six crises parfois très graves, on n'avait jamais été plus loin que des réductions d'horaires, des mises en préretraite ou des primes de reconversion.

Au printemps 1977, Jacques Ferry, président de la Chambre syndicale, fait ses comptes : la production française d'acier stagne à un niveau inférieur à celui de... 1970 ; les ténors de la sidérurgie, Usinor et Sacilor, s'apprêtent à afficher, pour la 3e année consécutive, une perte de l'ordre du milliard de francs lourds ; l'endettement de la profession atteint 33 milliards de F, soit à peu près le montant global de son chiffre d'affaires ! Face à une situation aussi catastrophique, deux types de mesures s'imposent ; une réduction sensible des effectifs et une aide massive de l'État pour financer la réorganisation du secteur.

Plan

La réduction d'effectifs envisagée par les sidérurgistes d'ici à 1979, c'est-à-dire en trois ans, implique la suppression de 16 000 emplois (soit un peu plus du dixième des effectifs globaux), dont 5 000 licenciements. L'annonce de cette perspective fait évidemment bondir les travailleurs lorrains, les premiers visés, leurs aciéries étant parmi les plus vétustés de France. Le 19 avril 1977, des milliers d'entre eux viennent manifester dans la capitale, au milieu, il faut bien le dire, de l'indifférence.

Quant à l'aide de l'État, qui fut généreusement accordée dans le passé, elle se heurte à la réserve des pouvoirs publics, qui posent trois conditions préalables :
– que patrons et syndicats commencent par s'entendre sur le terrain social ;
– que les deux branches de la procession (Usinor et Sacilor) fournissent un effort personnel sur le plan financier et en matière de rationalisation de leur outil de production ;
– que l'État puisse contrôler très étroitement (sous une forme juridique à définir) l'usage des crédits qu'il accepterait de débloquer.

D'où, courant avril, un gigantesque foisonnement de discussions sociales, financières et politiques (notamment au Parlement), qui débouchent laborieusement sur des conclusions jugées bâtardes par les parties en cause. Le plan acier ainsi construit ne donne satisfaction à personne. Les sidérurgistes réclamaient 3 milliards de F, ils n'en obtiennent que la moitié, avec, en prime, il est vrai, le moratoire de leurs dettes. Les salariés, eux, comprennent difficilement qu'on les licencie au nom de la compétitivité. Et les pouvoirs publics restent sceptiques sur l'efficacité de cette opération de sauvetage.

Origine

Révélé par la crise, le drame de la sidérurgie se joue en fait depuis longtemps. On peut même dire qu'il remonte à 1945, lorsque l'État, pour favoriser la reconstruction du pays, bloque le prix de l'acier. Excellente aubaine pour les investisseurs, mais cruel manque à gagner pour les aciéries qui, au moment précis où le marché leur est favorable, doivent se contenter de bénéfices très faibles. Pour se moderniser, la sidérurgie n'a d'autre issue que de tendre la main aux pouvoirs publics, vis-à-vis desquels elle prend, peu à peu, une mentalité d'assistée.

Plus tard, on reprochera vivement aux maîtres de forges cette attitude systématique de quémandeurs, mais il faut bien dire que leur responsabilité, du moins au départ, n'est pas en cause.

Au cours des dix dernières années, la sidérurgie française n'a, apparemment, pas ménagé ses efforts ; près de 40 milliards de F ont été investis (dont 7 financés par l'État). À la veille de la crise, elle avait achevé sa restructuration autour de deux pôles d'importance presque égale : le groupe du Nord (Usinor) et le groupe lorrain (Sacilor, ex-de Wendel). Parallèlement, elle pouvait se flatter d'avoir créé ex nihilo deux complexes ultramodernes : Dunkerque et Fos. Enfin, sa compétitivité internationale ne paraissait pas poser de problèmes, puisqu'elle exportait environ plus du tiers de sa production.

En 1974, une firme comme Usinor se permettait même d'afficher une rentabilité de ses capitaux propres supérieure à 15 %, soit sensiblement mieux que les concurrents allemands, anglais, belges et italiens, qui avaient bénéficié, eux aussi, d'une conjoncture exceptionnellement favorable.

Handicap

Malgré cette apparence flatteuse, la réalité était malheureusement beaucoup plus sombre.