Journal de l'année Édition 1976 1976Éd. 1976

Il y a tout de même un mystère qu'il faut éclaircir pour comprendre ce qui s'est passé en 1975. Cette chute de 3 % de la production intérieure — qui s'accompagne d'une baisse de près de 10 % de nos achats à l'étranger — ne se retrouve pas dans l'évolution des différentes parties prenantes de l'économie. Certes, les ventes à l'étranger sont en baisse de près de 4 % et les investissements, également, en baisse d'un chiffre équivalent. Mais la consommation, elle, continue de croître de 3,5 % ! Les Français ont acheté moins d'automobiles et de logements, mais ils ont continué d'accroître leurs dépenses pour l'alimentation, la santé et, surtout, les loisirs. Les ventes de télévisions couleur et les vacances de neige battent même tous leurs records. Que s'est-il donc produit ?

Pouvoir d'achat

D'abord, les revenus de la plupart des Français ont continué d'augmenter, en valeur réelle. Le pouvoir d'achat (c'est-à-dire après déduction de la hausse des prix) a crû de plus de 2 % pour la masse des salaires (les taux de salaires horaires ont même augmenté nettement plus — de près de 5 % — mais il faut tenir compte des réductions d'horaires et du chômage) ; en raison des efforts consentis en faveur des personnes âgées et des familles, le pouvoir d'achat des prestations sociales a augmenté, lui, de 12 % ; or, il faut savoir que le total de ces prestations représente 271 milliards de F, soit exactement la moitié du total des salaires versés. Il y a là une des grandes explications du fait que la crise des années 1974-1975 n'a pas dégénéré, en Occident, en une catastrophe comparable à celle qu'avait provoquée la crise des années 30. Les dépenses sociales jouent le rôle d'un volant de sécurité à l'intérieur même de nos économies ; la chute de celles-ci se trouve amortie d'autant. Enfin, le pouvoir d'achat des entrepreneurs individuels du secteur industriel et commercial a lui-même progressé malgré la crise.

Victimes

Quelles ont donc été les principales victimes de celle-ci ? Les agriculteurs, dont le pouvoir d'achat a diminué pour la deuxième année consécutive (après deux années de vaches grasses, il est vrai, en 1972 et 1973). Les sociétés privées, dont les bénéfices ont chuté de 24 % en 1975 (après avoir augmenté à peu près du même pourcentage en 1974, année faste pour les profits des sociétés). Les jeunes et les femmes, particulièrement touchés par le chômage.

1975 est donc une année de crise tout à fait particulière. Pour la majorité des Français, cette crise ne s'est pas traduite par un recul effectif de leur pouvoir d'achat. Il ne peut pas y avoir d'autre explication au maintien d'une certaine croissance de la consommation privée. Reste à expliquer la chute de la production, malgré cela.

Ici intervient un phénomène mal connu mais très important : le stockage. On estime qu'à un moment donné, dans une économie moderne, le volume des stocks chez les producteurs et les commerçants de toutes espèces représente à peu près la moitié de la production. Soit environ 600 milliards de F sur une année, puisque la production intérieure est de 1 200 milliards de F. Une variation relativement modeste de ce volume des stocks — par exemple 5 % — représente donc 30 milliards de F, c'est-à-dire l'équivalent de 2,5 % de la production. C'est exactement ce qui s'est produit en 1975.

Stocks

Producteurs et commerçants avaient beaucoup stocké au moment de la crise du pétrole, de la hausse des matières premières et du boom économique de la fin 1973 et du début 1974. Après les restrictions de crédit draconiennes décidées par le gouvernement (plan Fourcade) au lendemain de l'élection présidentielle de mai 1974, les entreprises ont liquidé leurs stocks qu'elles ne pouvaient plus financer. Elles ont donc freiné leur production pour ne pas reconstituer leurs stocks. Et voilà pourquoi l'économie française a vu, simultanément, en 1975, chuter sa production et croître le pouvoir d'achat. Certes, un léger accroissement de l'épargne dans la crainte du chômage explique aussi cette évolution divergente de la production et du pouvoir d'achat. Mais, contrairement à ce qu'on pense, ce n'est pas l'explication principale.