Mais la polémique née de cette éviction brutale a pris un tour personnel dont on regrettera les excès, qui ne servent ni les uns ni les autres.

Ce changement n'est qu'un geste prometteur s'il n'est pas accompagné d'une augmentation des crédits destinés à soutenir l'activité théâtrale et la création dramatique ; on est encore loin du compte, et les sommes à distribuer aux compagnies demeurent dérisoires dans l'actuel budget du ministère. Là est le vrai problème, que les seules intentions, aussi bonnes soient-elles, ne peuvent résoudre.

La culture est toujours le parent pauvre dans une économie en crise, qui estime avoir des postes plus urgents à satisfaire que ces investissements improductifs. Tant que l'on n'aura pas prouvé la courte vue de cette politique, il n'y a pas grand-chose à espérer de l'État, et le théâtre restera une entreprise acrobatique entre l'apostolat et le système D.

Boulevard

Jadis, les choses étaient claires : il y avait la Comédie-Française, et puis les autres théâtres, soumis à la loi du marché. Cela nous valait le plus souvent des œuvres assez médiocres, comparables aux films de série B, B comme Boulevard, par exemple. Mais celui-ci ne fait plus guère recette, à l'exception de quelques succès inespérés, périlleusement imprévisibles.

Pour une Cage aux folles qui poursuit sa carrière, pour un Tube, nouvelle réussite commerciale du phénomène Françoise Dorin, combien de fours ? et faut-il le regretter ? Cette saison, pourtant, certains théâtres privés se sont efforcés de s'organiser en cartel pour limiter les risques et tâcher de défendre des pièces honorables ; le public n'a pas suivi.

Seule une reprise de La folle de Chaillot a tenu l'affiche, grâce à Edwige Feuillère, qui retrouvait là un de ses grands rôles. Un tramway nommé Désir n'a pas roulé longtemps, et même un acteur aussi prestigieux que Robert Hirsch n'a point réussi a remplir les salles plus de quelques semaines avec M. Amicar. Seule Annie Girardot, revenue au théâtre après une longue absence pour jouer la pièce d'un jeune inconnu brésilien, Roberto Athayde, a su attirer les spectateurs dans la classe de Madame Marguerite, étrange institutrice fantasque dont elle a fait un personnage à sa mesure, très étonnant.

Colombe, en revanche, n'a pu retrouver tous ses admirateurs d'il y a dix-sept ans. Une forme de théâtre se meurt peu à peu, et c'est presque un signe que nous aient quittés cette année Marcel Achard et Marcel Pagnol, ainsi qu'un de leurs interprètes illustres, qui se nommait Pierre Fresnay, bientôt suivi par Michel Simon. Une page lentement se tourne, et le purgatoire commence pour les derniers auteurs d'avant-guerre.

Déception

Leurs successeurs se portent-ils beaucoup mieux ? Le plus grand d'entre eux, Samuel Beckett, subit, dirait-on, la tentation du silence. Son œuvre la plus récente, Pas moi, créée par Madeleine Renaud, superbe dans ce concerto pour une bouche d'ombre, ne dure que vingt minutes ; serait-ce le dernier quart d'heure du théâtre de texte ? On pouvait le penser en revoyant Le balcon, de Jean Genêt, dans une présentation d'Antoine Bourseiller.

L'ensemble de la critique est dur pour cette œuvre pesante, désordonnée, verbeuse, qui ne semble pas avoir très bien tenu le coup, alors qu'on en gardait un souvenir ébloui. Romain Weingarten, avec La Mandore, et François Billetdoux, auteur de La nostalgie, camarade, n'ont pas tout à fait convaincu non plus ceux qui espéraient d'eux un renouveau de l'art dramatique dans l'esprit de la tradition.

Malgré d'évidentes beautés, et parfois des moments surprenants, intenses, leur poésie parait bien bavarde, confuse, aux amateurs d'aujourd'hui. Et si les Diablogues de Roland Dubillard ont ravi, parce qu'on y goûte l'inimitable drôlerie de cet humoriste de l'absurde, servie par l'auteur lui-même (à qui Claude Piéplu donne une réplique non moins savoureuse), il est difficile de considérer cette suite de sketches comme une véritable pièce.

Dans une tonalité voisine, plus symbolique, Le péril bleu de Victor Lanoux ne manque pas non plus de charme, d'adresse, ni d'invention, mais on reste sur le mode mineur. Quant à Francisco Arrabal, dont on a entendu à Avignon une œuvre assez forte, intitulée Sur le fil, que dire des provocations puériles de ses Jeunes barbares d'aujourd'hui ? Érigée en système, la pratique de la cruauté et du blasphème pour le seul plaisir de surprendre tourne au grotesque, comme un pétard mouillé. L'abîme, de Victor Haïm, d'un comique laborieux, a plutôt déçu, malgré les efforts de Robert Hirsch ; seul Jean-Claude Grumberg, avec sa fresque généreuse et lucide sur les premières années de ce siècle. En rev'nant d'l'Expo, affirme une personnalité d'auteur et un métier que Dreyfus avait révélés d'une façon éclatante l'an dernier. La réussite de son spectacle, il la doit aussi à la collaboration de Jean-Pierre Vincent, son metteur en scène, sans qui ce travail d'équipe n'aurait pas été réalisable.

Œuvre collective

On en vient à constater une évolution de plus en plus nette : le théâtre est désormais l'affaire de ceux qui le font, beaucoup plus que de ceux qui l'écrivent. Les jeunes auteurs pullulent, mais l'on retient à peine leur nom ; ils se contentent de participer à l'œuvre collective qu'est un spectacle, presque au même titre que le décorateur ou le musicien. La vedette, c'est le maître d'œuvre qui pense, qui régit, qui ordonne cet ensemble d'efforts.