Un peu plus d'un an après l'aimable révolution des fleurs, la situation apparaît extrêmement tendue et confuse, prête à basculer à tout moment dans l'anarchie, la dictature, voire vers la guerre civile. Pour en arriver à cet état de chose, il a fallu évidemment une succession de circonstances qui se sont révélées à l'occasion des grandes journées (ou des complots, comme on a parfois tendance à les qualifier) qui ont marqué les derniers mois.

Moins de deux mois après la formation du premier gouvernement, le 9 juillet 1974, le Premier ministre Palma Carlos présente sa démission au président de la République, le général de Spinola. Le prétexte invoqué est la paralysie de toute initiative par les agissements parallèles des capitaines qui ont fait la révolution du 25 avril et des groupes de gauche. En fait, le général de Spinola, qui pressent déjà obscurément l'existence d'un « plan de conquête progressif du pouvoir » par les marxistes, a l'intention de reprendre solidement les choses en main. Il pense pouvoir composer un cabinet d'hommes à lui, afin de donner « un coup de barre à droite ».

Mais le Mouvement des forces armées est vigilant : il refuse la désignation du fidèle colonel Miguel et oblige le vieux héros monocle à prendre le colonel Vasco Gonçalves, proche du PC. C'est la première défaite de Spinola qui dénonce le « climat d'anarchie » qui règne dans le pays, tandis que le MFA crée rapidement un nouvel organisme de sécurité, le COPCON (Commandement opérationnel du continent) dont on confie la direction au capitaine Otelo de Carvalho, élu pour l'occasion général de brigade.

Le 28 septembre marque la seconde grande épreuve du jeune régime. Ce jour-là, les forces de droite ont décidé d'organiser dans les rues de Lisbonne une manifestation de la majorité silencieuse. Le général de Spinola l'appuie en sous main. Il est convaincu de l'infiltration communiste dans les administrations, dans les organes de presse et jusque dans l'armée. Il est tout à fait opposé à la politique de décolonisation du ministre socialiste des Affaires étrangères, Mario Soarès. Il convient de mettre fin à tout cela. D'autant plus qu'il se sait très populaire. Lors d'une corrida à laquelle il assiste quelques jours plus tôt, il est triomphalement acclamé alors que Vasco Gonçalves se fait huer.

Durant les deux jours qui précédent la manifestation, le pouvoir vacille. Le MFA multiplie les pressions auprès du président pour qu'il l'interdise. Mais c'est le PC qui, mobilisant ses militants armés, lesquels élèvent des barricades et bloquent les portes de la capitale, enlève la décision. La manifestation ne peut avoir lieu, et le général de Spinola n'a plus qu'à démissionner, ce qu'il fait non sans avoir lancé un réquisitoire contre « le climat généralisé d'anarchie où la crise et le chaos vont être inévitables ». Le général Costa Gomès lui succède.

L'écrasement de ce complot consacre à la fois la victoire de l'aile gauche du MFA et l'irrésistible ascension du PC. Les deux organismes associés vont mettre à profit le long entracte avant l'éclatement de la troisième journée. Il s'agit d'abord d'assainir l'armée et le pouvoir de leurs éléments suspects : on verse Spinola dans la réserve, on dégrade et on renvoie 400 élèves officiers, on démissionne le ministre de l'Éducation, un civil, que l'on remplace par un colonel, lequel s'empresse de supprimer les cours de première année universitaire pour la période 1974-75. Ensuite il convient de préparer les structures socialistes : c'est ainsi que le 20 janvier 1975, militaires et communistes du gouvernement adoptent le principe de l'unicité syndicale contre les socialistes et sociaux-démocrates du PPD.

Des manifestants aussi violents que mystérieux sabotent les meetings du PPD, du CDS (centre) et du parti démocrate-chrétien. Une réunion du PS est interdite. Les partenaires communistes et militaires semblent enchantés les uns des autres. Le premier secrétaire du PC, Alvaro Cunhal, commence à suggérer l'institutionnalisation du MFA et, reprenant la balle au bond, Vasco Gonçalves annonce : « Notre rôle ne cessera pas avec l'entrée en vigueur de la nouvelle Constitution. » Et, le 26 février, les militaires décident étrangement de reporter du 3 au 20 mars l'ouverture de la campagne électorale.