Journal de l'année Édition 1974 1974Éd. 1974

Faits divers

Fraude sur les vins

À Bordeaux

L'affaire éclate le 20 août 1973, à la suite d'une enquête ordonnée par le ministère de l'Économie et des Finances. Près de 20 000 hectolitres de vin ont été trafiqués. Comment et pourquoi ? À première vue, c'est très simple : le vin de Bordeaux se vend très bien, en France et à l'étranger : 400 millions de bouteilles commercialisées chaque année pour un chiffre d'affaires d'un milliard et demi de francs. Certains négociants (ils sont 350 sur la place de Bordeaux) auraient cédé à la tentation de couper du bordeaux d'origine avec un vin de qualité ordinaire, pour le vendre sous l'étiquette AOC (appellation d'origine contrôlée).

Mais il y a eu des dénonciations, et l'appareil de la justice se met en route. Après une enquête administrative, une information judiciaire est ouverte contre X. par le parquet de Bordeaux.

L'un des négociants-éleveurs mis en cause est une personnalité du monde des vineux : Lionel Cruse. Sa première réaction est la colère et l'indignation : « Pensez-vous sérieusement, déclare-t-il, que nous aurions risqué de compromettre cinq générations de Cruse... ? »

Mécanisme

Les accusateurs s'efforcent de démonter le mécanisme de la fraude. À l'origine, selon eux, une erreur de prévisions de l'un des responsables de la maison Cruse, qui n'aurait pas cru à la hausse durable du bordeaux, survenue en 1971. Il aurait alors vendu des vins, projetant de les racheter à la baisse. Celle-ci ne se produisant pas, il aurait, avec la complicité de trafiquants spécialisés, cherché à compenser ses pertes en reconstituant frauduleusement ses stocks par l'achat de vins blancs ordinaires destinés à allonger son bordeaux d'origine.

L'affaire a vite un retentissement considérable. En Grande-Bretagne, au Canada, aux USA et jusqu'au Japon on parle de la capitale bordelaise. En France, on s'émeut encore plus. La vieille rancune des viticulteurs contre les négociants se réveille : « Voilà donc ce qu'ils font du produit honnête que nous fabriquons... »

Certains aussi se posent des questions : Comment les organismes professionnels ont-ils pu manquer à ce point de vigilance ? La bonne foi de L. Cruse a-t-elle été trompée ? Mais alors, quand pour la première fois des inspecteurs des contributions indirectes se sont présentés chez lui, le 28 juin 1973, pour un simple contrôle, pourquoi les a-t-il quasiment jetés dehors ?

L. Cruse se défend, dépose même une plainte à la préfecture. « Mes comptes sont en ordre, déclare-t-il, j'ai payé aux prix correspondant aux appellations tous mes vins. S'il y a une victime, c'est moi... » Il faudrait alors mettre en cause les dégustateurs-experts qui auraient confondu de la piquette avec du bordeaux d'origine lors des achats incriminés. Cela semble impensable.

L'information judiciaire en cours s'efforce d'établir s'il y a eu collusion frauduleuse entre le négociant et son fournisseur ou si la culpabilité de ce dernier peut seule être retenue. L'affaire est trop complexe pour qu'on puisse supposer qu'elle sera close rapidement. Douze négociants bordelais, dont quatre parmi les plus importants de la place, y seraient impliqués.

En Corse

Le 27 février 1974, au terme d'une enquête de cinq mois, le service de répression des fraudes livre une information stupéfiante : on a fabriqué en Corse du vin sans raisin.

Voici la recette : faites venir d'Italie des moûts concentrés ; ajoutez du sucre, de l'eau et de l'acide sulfurique dilué ; vous obtenez un petit vin corse pour un prix de revient de 0,25 F et un prix de vente de 2 à 3 F selon l'étiquette.

Certains viticulteurs se sont contentés de sucrer des vins à faible teneur d'alcool ; d'autres ont utilisé de la glycérine pour stabiliser leur breuvage.

Ces pratiques ne sont pas nouvelles : à Limoges, en 1961, un ingénieur chimiste avait fabriqué du vin avec du sucre, de l'acide tartrique, des levures, du noir animal et de l'eau, tandis qu'un viticulteur italien, neuf ans plus tard, avait utilisé des extraits de bananes, de dattes et de betteraves, le tout étant finalement soumis à un traitement chimique à base de chloroforme.