En tout cas, dès que nous quittons le seuil physiologique pour pénétrer dans les besoins sociaux, nous nous trouvons aux prises non seulement avec la vindicte des hommes qui nous voient déjà nous dresser en réducteur, en appauvrisseur, mais avec la difficulté elle-même, car nous sommes en pleine subjectivité.

Il y a quelques années, une enquête avait été faite auprès des filles d'une grande école de la région parisienne. Une longue liste d'objets leur avait été présentée, sur laquelle elles devaient noter ce qui était superflu, ce qui ne l'était pas. Le résultat fut concluant : furent déclarées superflues les dentelles, les broderies, la vaisselle en argent, etc., alors que le même reproche n'était pas formulé contre le bateau de plaisance, la deuxième voiture du ménage, la chenillette pour tasser les pistes de ski, etc. Bref, ces jeunes filles ne condamnaient que ce qui était périmé, d'une autre époque : choix qui ne nous donne aucune lumière.

Le mot luxe a fini par être presque banni de la langue française courante, alors qu'il reste une formule type aux États-Unis. Personne n'entend se voir reprocher de vivre trop largement, alors même que la publicité s'étale largement en faveur de la chasse à l'éléphant, des appartements de haut standing, des caravanes perfectionnées.

Chandelle

Nos ancêtres étaient fort gênés par la dépense de lumière. De leurs efforts héroïques pour tirer le meilleur parti de maigres ressources et de modestes techniques, est restée par dérision l'expression « économie de bouts de chandelle », qui condamne ceux qui l'emploient bien plus que ceux qu'elle vise. Aujourd'hui, l'électricité est devenue si bon marché, par rapport à nos revenus, et son usage est si facile que nous consommons bien au-delà de nos besoins de lumière. Peut-être que si nous voyions défiler les chiffres du compteur comme les tableaux du pari mutuel à Longchamp, ou si nous devions acheter chaque kilowatt-heure l'un après l'autre comme des radis ou de menus services, nous agirions autrement. Telle personne, qui cependant descend de l'autobus à 500 mètres ou davantage de son arrêt normal pour économiser un ticket, laisse chez elle des lumières allumées sans raison parce qu'elle n'a aucun avertisseur.

Peut-on alors parler de gaspillage ? Rappelons que nous ne faisons pas intervenir à ce stade l'aspect national, la rareté de l'énergie, etc. Il ne s'agit que de l'individu. Il s'agit d'une dépense évitable, rien de plus. Cependant, si le budget familial est très limité, si cette dépense supplémentaire conduit à l'impossibilité d'acheter un bien essentiel, nous pouvons formuler un certain reproche, même du point de vue purement économique, reproche purement formel qui pourrait cependant conduire le législateur, en cas de nécessité, à protéger les citoyens contre eux-mêmes, comme il le fait en d'autres occasions.

Biens publics

Nous arrivons à la seconde catégorie de gaspillages où, du fait d'individus, des pertes sont éprouvées par la collectivité.

Chacun réprouvera, bien entendu, en termes plus ou moins vifs, celui qui volontairement, par dépit ou simple plaisir de détruire, abîme des biens publics sans en bénéficier personnellement. Cette dernière restriction est nécessaire : si, en effet, l'individu en tire un profit, il s'agit d'un vol, même si son profit est inférieur à la perte subie par la collectivité. Aller sur ce terrain nous conduirait très loin, ce qui nous pousse ici à écarter ces cas, tout en signalant la liaison qui existe entre les gaspillages proprement dits et la criminalité. Il y a certes, en toute société organisée, des vols au détriment de la collectivité, mais la liaison entre leur extension, ces dernières années, et les déperditions de toutes sortes n'est pas douteuse. Nous les laisserons cependant de côté, car leur étude relève de techniques spéciales.

Que le souci du bien public soit moins vif chez chacun de nous que celui de ses propres biens n'est que trop évident. Pendant la guerre, une revue du boulevard montrait un paysan élevant deux cochons, l'un pour lui-même, aussi gras que le permettaient les circonstances, l'autre pour le compte du ravitaillement, ressentant durement les effets de la pénurie. Plus la collectivité est grande et plus le souci se réduit ; peut-être le paysan soviétique a-t-il quelques égards pour le kolkhoze dont il fait partie, mais à l'échelle de 250 millions d'habitants, le scrupule devient moins vif, l'effort moins intense.

Gratuité

Le souci moindre vis-à-vis de la chose publique, même dans un pays à esprit civique élevé, se relie à la question générale de la gratuité, que nombre de personnes considèrent comme s'identifiant avec le progrès, du moins le progrès social. Il faudra de rudes expériences pour combattre cette mythologie.