Parmi tous les noms qui ont été prodigués à notre société, celui de société de consommation est quelque peu au-dessous de la réalité et pourrait, sans grand abus, être transformé en société de consomption, ou bien complété par l'expression société de gaspillage, si ce terme, très galvaudé, avait un sens précis. Le Petit Larousse nous dit bien :

« Gaspillage : action de gaspiller. // Emploi abusif et désordonné. »

« Gaspiller : dépenser inutilement, follement ; gâcher : gaspiller son argent ; gaspiller son talent. »

Ces définitions s'appliquent à une personne, non à une société. Nous pouvons distinguer diverses sortes de déperditions :
– l'individu supporte directement les pertes résultant de son action ou de sa négligence ;
– l'individu consomme abusivement, dégrade ou détruit un bien public mis à sa disposition ;
– les liens économiques et sociaux, l'organisation générale sont tels que des biens sont détruits, perdus, dégradés ou mal utilisés.

Individu

Celui qui, au scandale des spectateurs, allume son cigare avec son billet de banque est-il un gaspilleur ? Il ne détruit aucune richesse, perd un droit personnel à la consommation, et le reste de la société gagne ainsi à son action. De façon plus générale, l'individu pourrait, dans une certaine optique, revendiquer le droit de détruire ses propres richesses, de donner sa viande aux bêtes, etc., tant qu'il ne cause aucun tort à autrui.

Seulement, l'économiste et le moraliste ne seront pas d'accord à chaque fois. Le moraliste dira : avec cet argent perdu, avec cette matière jetée, il aurait été possible de nourrir ure famille nécessiteuse. C'est la paresse qui a joué, ou bien l'excès de richesse de la personne gaspilleuse. C'est alors l'inégalité des revenus qui est mise en question.

Le gaspillage peut choquer l'entourage, les témoins, lorsqu'il est bien ostensible, alors même que la perte n'est pas supportée par la société, mais par l'auteur même de l'action.

Si une personne jette un objet qui pourrait encore lui servir au prix d'un certain travail (réparation, nettoyage profond), nous sommes tentés de dire que c'est son affaire. Si cette réparation doit demander une journée de travail, alors que l'achat de l'objet neuf ne lui coûtera que l'équivalent d'une demi-journée de travail, le calcul est peut-être rationnel du point de vue de l'individu (pas tout à fait s'il y a une question fiscale), mais il pourra choquer son père, habitué à une autre échelle des valeurs.

Un homme peut aussi gaspiller sa santé, boire, fumer, se droguer, etc. Peut-être pouvait-il autrefois, sur le plan proprement économique (non moral), alléguer que c'était son affaire, du moins s'il était célibataire et n'était à la charge de personne. Aujourd'hui, la solidarité par la sécurité sociale modifie la situation, car les propres déperditions d'une personne se font, en partie au moins, au détriment des autres.

Luxe

Le XVIIIe siècle a été rempli de querelles sur le luxe. Il est bien peu d'auteurs qui n'aient dit leur mot là-dessus. Là encore, moralistes et économistes s'opposaient nettement, les uns faisant valoir le caractère corrupteur de ce mal, les autres le nombre d'hommes qui trouvaient du travail grâce à ces dépenses frivoles et au progrès technique qui en résultait à la longue. Tout ce qui a été dit à cette époque pourrait être repris dans des termes presque identiques.

Il serait possible, dans une certaine optique, de condamner une grande partie de nos consommations : les voyages à l'étranger, les sports d'hiver, les courses de chevaux ou de voitures, les chevaux (de selle) et certaines voitures elles-mêmes, etc. La vanité des débats sur ce terrain est à peu près totale. Si l'on se borne aux besoins physiologiques, seul le diététicien aura une définition assez précise (les calories, les protéines, etc.) ; à la rigueur aussi, l'hygiéniste qui examine le logement ou les vêtements (un minimum de chaleur, d'oxygène). Mais même sur le terrain le plus scientifique, la nourriture, il y aurait beaucoup à dire. Un médecin de l'OMS avait naguère eu l'idée quelque peu diabolique de composer un menu diététiquement parfait et très bon marché, composé essentiellement de lait, de yaourt, de morue, de riz, de carottes, etc.