Journal de l'année Édition 1974 1974Éd. 1974

La terre, où l'homme n'a peut-être pas changé de dieu mais de regard, nourrit un chant dont l'émerveillement est moins dédié que ressenti ; l'homme est au monde, l'homme est peut-être alors celui qui justifie le Père : « Je suis ce qui est le mystère / Le mystère est ce que je suis. » Ces moments d'être consentis par un poème hiératique sont le seul tremblement de l'écriture, qui fait songer, par sa magnificence et sa volonté de répertorier les éléments d'une célébration (il faut entendre cela comme représentation des pierres, des feuilles et des animaux), aux tapisseries des peintres d'une Renaissance qui ne savaient pas encore, dédiant la création au Créateur, « qu'il n'est pas d'autre temple que celui d'être unis ».

Mythologies

L'éclatement des thèmes, la destruction d'un discours que ni Mallarmé ni le surréalisme n'avaient réussi à faire abandonner absolument, et qui s'est même souvent développé avec une force nouvelle sur des assises différentes (chez Michaux, Audiberti, Perse par exemple), sont des intentions manifestes, aux deux sens du terme, pour nombre de jeunes poètes nourris par Pound comme par la beat generation.

Mais, dans les décombres d'un langage traditionnel, les figures d'une mythologie contemporaine remplacent les dieux et les émotions autrefois privilégiés. À l'instar du théâtre, du film ou de la peinture hyperréaliste, le poème devient une sorte d'espace libre où les annonces publicitaires défigurées, les citations, les onomatopées, la célébration des héros révolutionnaires et de la sexualité sont proposées au lecteur comme autant de provocations ou d'incitations à repenser la nature du phénomène poétique.

Inclassables (on ne s'en plaindra pas), anarchiques, déchirées, voilà des plaquettes qui sont autant de preuves de poésie : Os et nerfs, du jeune poète et éditeur Guy Authier ; ou encore : J'ai rien dit, de Roger Wallet ; ou les Cantos d'Éphèse, de Michel Milan. Alain Rais, avec Poings et arbres, ou Jean Berchmans dans Les deux saisons, Julien Doiry avec La chasse aux ombres, voire Marc Cholodenko, dont Le prince est une réussite de narcissisme très kitsch, sont des noms avec lesquels il convient de prendre date.

Dans un tout autre registre, Françoise Baldinger, pour un mince recueil, Orée ; Jean-Pierre Thiébaut, pour Le moindre cri, L'homme couché ; et Giani Esposito, même si le recueil est court (En cette fête du combat), peuvent être cités.

Anthologie

Deux ouvrages nous éviteront d'aligner trop de noms pour trop peu d'analyses : La nouvelle poésie française depuis 1945, panorama établi et rédigé principalement par Serge Brindeau.

Cette somme considérable, dont les points de vue critiques sont discutés, est le premier travail de recensement précis des auteurs, de France comme des pays francophones, et des titres publiés depuis la fin de la guerre. Les classements, par affinités ou par écoles, sont, au fond, ce qui importe le moins dans ce qui s'avère un outil de connaissance et un manuel de travail d'une utilité indéniable.

Les poètes du monde entier, pourvu qu'ils se soient exprimés en français, figurent dans ce qui est l'unique dictionnaire non sélectif qui ait été consacré à la nouvelle poésie française. Même si les analyses critiques n'ont pas toujours la rigueur qu'on aurait souhaitée, une importante lacune de la librairie est désormais comblée.

Le propos de Bernard Delvaille prolonge par ailleurs, dans un esprit anthologique, le panorama précédent. Plus de 600 pages rassemblent une centaine de poètes âgés de moins de quarante ans, parmi lesquels ceux que Delvaille nomme « les poètes électriques » (Michel Bulteau, Matthieu Messagier) parce qu'ils avaient publié en 1971 un Manifeste électrique aux paupières de jupes, ainsi que le groupe de la revue Chorus ou le mouvement né autour de Serge Sautreau et André Velter.

Mais le parti pris, heureux, nécessaire, de révéler dans un livre, somme toute promis à une large diffusion, des poètes (auxquels il faut adjoindre un Lucien Francœur dont on peut lire des pages assez fortes) en même temps que d'autres formes de lyrisme (Salabreuil, Perrelet, Noël), est la plus belle preuve d'une vitalité dans la diversité qu'il soit loisible de soumettre au public, si l'on excepte l'anthologie permanente que constitue la publication de Poésie 1 (Alain Borne, Les poètes du Nord, La poésie et l'enfant, La poésie belge, etc., sont des titres récents).

Citons enfin (et tous deux sont francophones) le Syrien Kamal Ibrahim pour un troisième recueil à l'écriture dépouillée, Corps en friche, et le délire contrôlé de Laâbi, poète marocain, auteur de L'arbre de fer fleurit et d'une Anthologie de la poésie palestinienne de combat parue en 1970.