À la Commission de la CEE, à Bruxelles, le ton est beaucoup moins agressif vis-à-vis des États-Unis : sans doute appartient-il aux ministres des Affaires étrangères des Neuf de fixer l'attitude de la Communauté dans le Nixon Round. Mais c'est le vice-président de la Commission, sir Christopher Soames, qui sera le négociateur unique du Marché commun. D'une manière générale, la Commission écarte toute hostilité à l'égard des États-Unis ; son souci est d'éviter les affrontements et de rechercher des solutions constructives.

En matière agricole, il s'agira de résister aux attaques contre les principes qui régissent l'Europe verte, tout en empêchant les surenchères pour les subventions aux exportations et en s'efforçant d'organiser les marchés mondiaux de quelques grands produits. En faveur des pays en voie de développement, la Commission de Bruxelles propose d'élargir les « préférences généralisées » pour compenser la réduction des avantages qu'entraînera l'abaissement des droits de douane entre nations industrialisées. En effet, les produits du tiers monde seraient de moins en moins compétitifs et ne pourraient plus lutter avec les pays industriels, d'où la nécessité de leur accorder des préférences d'accès. Le rétablissement d'un ordre monétaire international est jugé capital enfin pour préserver la libéralisation recherchée des échanges mondiaux.

Paris juge cependant la plate-forme de la Commission trop peu rigoureuse. Le ministre des Affaires étrangères, Michel Jobert, et son représentant permanent auprès des Communautés européennes, E. Burin des Rosiers, interviennent à plusieurs reprises pour durcir le texte. Il s'agit d'offrir le moins de prise possible aux attaques des négociateurs américains.

Atlantisme

Henry Kissinger le dit clairement le 23 avril dans une déclaration retentissante : « ... les succès économiques de l'Europe et sa transformation d'un bénéficiaire de notre aide en un concurrent fort ont produit une certaine friction ». Et le conseiller spécial de Richard Nixon dénonce « la perspective d'un système commercial fermé embrassant la Communauté européenne et un nombre croissant d'autres pays d'Europe, de la Méditerranée et d'Afrique » et la politique communautaire de protection en agriculture, qui pourrait restreindre l'accès des produits américains.

Dans ce même discours, Henry Kissinger fait apparaître dans toutes ses dimensions la stratégie américaine. Les relations économiques et monétaires qu'il convient de rétablir sur de nouvelles bases doivent être réexaminées, selon les Américains, dans une perspective politique beaucoup plus vaste, une sorte de nouvel atlantisme incluant les États-Unis, l'Europe et le Japon.

La perspective d'une globalisation de tous les problèmes – commerciaux, monétaires, militaires, diplomatiques – se dessine. Au nom de leurs responsabilités mondiales, au nom de l'engagement qu'ils ont pris d'appuyer l'unification (qui reste à faire) de l'Europe, de contribuer, dans l'OTAN, à sa défense, les Américains vont-ils exercer une sorte de chantage à l'encontre des Européens, en faisant jouer les charges militaires qu'ils assument en Europe, pour obtenir des avantages commerciaux et monétaires ? L'un des objets de la rencontre Nixon-Pompidou à Reykjavik, en Islande, les 31 mai et 1er juin, est de sonder les intentions américaines. Toute la diplomatie française consiste à éviter la globalisation des problèmes.

Tel ne serait pas le cas si l'Europe avait pu affirmer une position commune sur les grands problèmes durant les mois précédents. Mais, qu'il s'agisse d'unifier les positions vis-à-vis des pays méditerranéens, d'annoncer une politique énergétique ou industrielle commune, de faire front à la crise monétaire, les Neuf se montrent divisés.

Pour limiter les dégâts, la France tente d'empêcher cette globalisation des négociations et expose qu'il faut débattre de chacun des différends dans leur enceinte appropriée.

Mais sur tous les horizons les nuages s'amoncellent. La défense de leurs intérêts nationaux immédiats paraît prendre le pas, dans les préoccupations des gouvernements, sur une véritable coopération internationale. Voilà qui pourrait préluder moins à une libéralisation des échanges et à la détente qu'à de nouvelles escalades dans l'affrontement économique entre les grandes puissances, au grand dam du tiers monde.