Même sur deux roues, cette fois, il y a une majorité silencieuse, et ce qui n'était, en apparence, qu'un accident pittoresque devient phénomène collectif. Les sociologues se penchent sur les nouveaux aspects de la locomotion et les considèrent à juste titre comme des symptômes révélateurs de la culture contemporaine. Les hommes d'affaires, bien entendu, ne sont pas les derniers à se gratter la tête en pensant à l'avenir. Après plus de vingt ans d'éclipse presque totale, en effet, l'explosion motocycliste n'arrive pas par hasard ni par un simple caprice de la mode.

Plaisirs

Les avantages objectifs du deux-roues sont trop évidents pour qu'on s'y attarde : liberté de manœuvre dans les embouteillages, temps gagné et agacements quotidiens effacés, problèmes de stationnement résolus, c'est un fait.

Les nouveaux convertis se rendent vite compte que la pluie, moins fréquente qu'on imagine, n'est pas pour le motard un si terrible fléau. Le danger d'accident existe : un peu d'habileté et beaucoup de prudence peuvent en conjurer raisonnablement l'éventualité. D'ailleurs, les automobilistes sécurisés à tort par leur armure de tôle se tuent aussi... Ajoutons à tout cela le facteur plaisir, l'incomparable et tonifiant réveil que constitue une virée en moto pour aérer la vie quotidienne trop stérilisée, et l'actif du bilan cesse d'être négligeable.

Pourtant, la compatibilité objective ne livre que la surface du phénomène motocycliste. La résurrection des motos obéit à des hantises infiniment plus profondes, qui touchent à l'histoire récente de notre civilisation.

Talisman

Quelques années après la guerre, après l'obscurité et l'austérité, l'automobile est devenue le symbole tout-puissant de la promotion sociale et de la réussite individuelle. Longtemps réservée à une élite, rêvée comme talisman de luxe et de liberté personnelle, la voiture a été conquise par les masses comme une sorte de Bastille. La 4 CV devait résoudre magiquement tous les problèmes, toutes les différences de classe. Sans voiture – ou avec une voiture moins belle que celle du voisin –, on était un raté, un laissé-pour-compte du succès.

Dans ce contexte, le motard était nécessairement rejeté. À part quelques coureurs et quelques originaux à la mode britannique, les motocyclistes ont disparu, les marques ont fait faillite, les vendeurs et les mécaniciens se sont reconvertis à l'auto.

S'il n'était pas livreur de journaux ou policier, le motard était vu comme un pauvre, et même comme un voyou.

Quand, vers 1965, les Japonais se sont mis à gagner tous les grands prix motocyclistes, dans toutes les cylindrées, sur des circuits où ne venaient que de rares mordus, ils étaient les seuls à savoir pourquoi. Et puis, blasée d'automobiles avant l'Europe occidentale, l'Amérique s'est mise à vouloir des motos. Le Japon était prêt à les lui envoyer. Chez nous, les mêmes causes ont amené avec quelque retard les mêmes effets.

Agression

L'automobile, de plus en plus, perd son privilège libérateur. Elle fait faillite comme talisman, elle perd sa magie. Comme tout le monde en a, elle cesse de promouvoir son maître. La limitation de vitesse, les routes encombrées, les bouchons du soir, les retours de week-end font constater son impuissance.

Au mieux, elle est un outil familial sans poésie, incapable de s'intégrer au corps du conducteur, de lui apporter comme avant une force surhumaine et de réaliser ses hantises d'agression.

Ce ne sont pas là des hypothèses aventurées : les Français parlent moins de voiture à l'heure de l'apéritif, et certaines marques spécialisées dans la version d'aspect sportif connaissent des difficultés sérieuses. Banalisée, l'automobile évoque souvent des idées de nuisances, de paralysie, d'ennui.

Transfert

Depuis sa rédemption, la moto a hérité de l'ancien pouvoir de l'auto. Les mêmes garçons qui achetaient des cabriolets pétaradants pour magnifier leur image – à leurs propres yeux et aux yeux des autres – préfèrent les gros cubes, les machines à forte cylindrée. Une belle voiture en stationnement ne provoque plus d'attroupement comme jadis, et la 900 Kawasaki bat la Ferrari à l'indice de la poudre aux yeux.