La reprise du Long voyage vers la nuit – qui marquait le retour de Georges Wilson depuis son départ de Chaillot – offrait également à Suzanne Flon l'occasion de faire un numéro dans son rôle de mère droguée. Mesurée, bouleversante, elle s'en est bien gardée, s'effaçant derrière cette belle pièce, mal comprise par un public que déconcerte encore le génie d'O'Neill.

En revanche, c'est avec une certaine faveur qu'a été accueilli Le légume, unique comédie de Scott Fitzgerald. Sa légèreté de fable surréaliste a surpris agréablement, et le couple Desailly-Valère s'est employé à la mettre en valeur, avant de laisser la place au fantaisiste Pierre Étaix, dont c'était la première apparition au théâtre. Son spectacle, À quoi on joue, restait proche du cirque, et transposait assez heureusement cette gentillesse un peu naïve qui a fait son succès à l'écran. On peut se demander, toutefois, si ce genre hybride est une voie pour l'art dramatique.

Souvent malmené, le théâtre de texte résiste, avec les moyens du bord. Ainsi c'est sous une tente dressée dans le hall de la gare d'Orsay que la compagnie Renaud-Barrault a présenté la dernière journée du Soulier, Sous le vent des îles Baléares, grand poème inspiré qui aura permis de retrouver Dona Prouhèze (Geneviève Page) et le monde superbe du verbe claudélien. Quant à Céline, dont L'église n'était connue que des érudits et des fanatiques de Bardamu, il aura attendu quarante ans pour voir, du bout de sa nuit, la création de cette œuvre singulière, brouillon de son Voyage. Maladroite encore, touffue, avec déjà des relents d'antisémitisme, et sans rapport avec le fameux ton des romans, cette pièce de Céline avant Céline méritait cette résurrection tardive, passionnément portée par le jeune François Joxe. Même cas pour La reine de Césarée, que Brasillach n'a jamais vu représenter de son vivant, et dont la rigueur un peu rhétorique aura été pour beaucoup de spectateurs la révélation d'un auteur qui sort lentement de son purgatoire.

Mais, là encore, ce ne sont que des curiosités littéraires auxquelles s'arrêtent un soir les esthètes. Qu'en est-il du théâtre, tel qu'il se pratique en France dans les provinces moins déshéritées que jadis ? Vivant, il l'est bien, mais de quel art s'agit-il ? Existe-t-il encore une doctrine propre aux maisons de la culture ?

Province

Tandis que Robert Hossein, à Reims, a présenté des spectacles populaires (Les bas-fonds, La maison de Bernarda, Roméo et Juliette) qui ne reculaient devant aucun excès – fût-ce de mauvais goût naïf – pour attirer un public neuf, et du reste ravi, Jean-Pierre Vincent et Jean Jourd'heuil, au contraire, ont promené dans le Nord un Woyzeck hyper-intellectuel, difficilement compréhensible pour les non-initiés, alors que Marcel Maréchal, à Lyon, se payait la fantaisie d'interpréter lui-même le rôle d'Hamlet, ce qui supposait bien des accommodements avec le texte et l'esprit de la pièce. Au moins la présence de Catherine Sellers, admirable Ophélie insolite, justifiait-elle l'expérience, aussi hasardée qu'elle pût paraître. Plus sage dans sa gaieté bon-enfant, l'aventure du capitaine Fracasse a mieux inspiré l'animateur lyonnais ; cette tentative de théâtre pour tous (y compris les enfants) était à la fois une réaction contre les œuvres à messages et un retour instinctif à la tradition des spectacles de tréteaux. Un pari difficile à soutenir souvent.

À Caen, peu de temps avant sa mort, Jo Tréhard avait voulu renouer avec la règle brechtienne en montant Martin Luther et Thomas Munzer, un drame historique de Dieter Forte. Lourd, parfois même grossier, mais d'une tenue et d'un intérêt constants, le spectacle méritait l'attention, de même que La Célestine, traduite et réglée par Jean Gillibert, avec la collaboration involontaire du Dr Freud. L'œuvre de Rojas, promenée à travers le pays – et trois jours seulement à Paris, fait significatif –, offrait à Maria Casarès un rôle à la mesure de sa démesure.

Les troupes subventionnées de Paris, ou de ses abords immédiats, n'ont pas beaucoup brillé non plus. Au TEP, rien que des reprises : un Macbeth demi-deuil, assez funèbre, et un Frank V dans les mêmes teintes. À Aubervilliers, un Pirandello peu inspiré (Liola). Au Théâtre de la Ville, enfin, une tranche de vie d'hôpital – Santé publique – reproduite avec une fidélité hallucinante ; dommage que le comique de carabin qui soutenait cette satire ne fût pas de très bonne qualité. On a pu y voir aussi une farce du grand russe Boulgakov, L'île pourpre, qui perdait son mordant à être jouée sans risque sur une scène occidentale. Unique surprise : Le Cid juvénilement malmené par Denis Llorca, et dont les représentations ont provoqué un scandale disproportionné à l'objet.