Arts

L'homme se dissimule derrière les objets

Le peintre est aujourd'hui le premier à proclamer la vanité de la peinture. Le tableau lui semble en effet un point d'équilibre bien malaisé entre la perception et la représentation.
Le peintre (ou le sculpteur) se place désormais avant, au contact même de l'objet, ou après, au plan du discours critique que provoque l'apparition de l'œuvre : l'objet étant non plus saisi dans l'ingénuité des phénomènes naturels, mais prélevé sur la chaîne des produits quotidiens et manufacturés ; le discours relevant moins d'un jugement porté en termes de métier et en vertu d'une vision spécifique que d'une métacritique usant du langage pictural comme d'un code particulier dans l'élaboration d'une science générale des signes.
L'artiste (c'est la commune leçon des deux ambitieux inventaires de l'art contemporain en 1972, à Paris avec l'Exposition 72, à Kassel avec Dokumenta V) use plus ou moins habilement des applications (ou plus simplement du lexique) de la technologie moderne et des modèles d'analyse des sciences humaines, particulièrement de la linguistique, dans de multiples tracts, interviews, avant-propos ou postfaces, qui parlent d'une œuvre souvent en deçà de tout langage. « Non-identité de l'image et de l'imagé », décalage entre signifiant et signifié, mise en évidence de structures, on s'efforce de plaquer les règles du discours humain sur un environnement ou une prolifération de produits fabriqués entre lesquels se tisse un réseau de rapports ingénieux sinon opératoires.
L'hyperréalisme – dont cette année voit le triomphe –, qui se veut moulage de la réalité, voire réalité brute, se révèle, en fait, à la fois comme un anthropomorphisme subtil, trahissant l'obsession de l'auteur-spectateur dans le fétichisme de l'objet, et comme une esthétique de convention, car toute parodie n'est que l'envers d'une fascination : timbres-poste agrandis, pneus minutieusement reproduits, mégot soigneusement conservé sur le bord d'une assiette traduisent moins l'opacité universelle et anonyme de la matière que l'éclatement particulier et anecdotique de la personnalité de l'artiste. Comme les sages de Balnibarbi, peintres et sculpteurs n'ont pas encore mis au point un système de signes capable d'exprimer le monde d'aujourd'hui : ils traînent avec eux tous les objets dont ils veulent parler.

Au-delà des modes et des coïncidences expérimentales, cette présence insistante de l'objet dans les arts plastiques procède d'une raison structurelle fondamentale : son rôle est de détourner de l'homme notre attention. L'art contemporain, contrairement à l'image qu'il cherche à donner de lui-même, est un art de fuite. Le monde moderne, livré à la contagion de la violence et à l'uniformité pathologique, retrouve la grande menace des sociétés primitives qui voyaient un présage de mort dans la disparition des distinctions naturelles, sociales ou culturelles, également terrifiées par l'éclipsé de soleil et la naissance de jumeaux ; la ressemblance est un miroir insoutenable, les frères ne peuvent être qu'ennemis, et la violence spontanément surgie ne s'abolit que dans l'échappatoire sacrificielle, le mythe, le sacré. L'art, aujourd'hui, refuse sa fonction de rite purificateur. L'artiste s'apparente plutôt au chaman qui, à l'issue de la danse incantatoire autour de son patient, exhibe un bout de bois, un tesson, un morceau d'étoffe, dans lesquels il invite à reconnaître la cause, débusquée, du mal. Le problème de la responsabilité est ainsi escamoté : l'homme refuse de se reconnaître dans ses empreintes.

D'autre part, mimant soit une activité industrielle sans vraiment en élucider les composantes techniques et humaines, soit un métier artisanal sans racines réelles dans la société moderne, l'art contemporain se condamne au ressassement idéologique ou à la virtuosité précieuse. Il sollicite une participation de bonne compagnie, il s'installe sur les lieux de travail, dans la rue : il devient moins ainsi un instrument de compréhension de la vie réelle qu'il ne recule démesurément les parois du musée imaginaire.