Denis Roche, avec Le mécrit, que précède Lutte et rature, poursuit une consciencieuse démolition du concept poétique, sans orientation neuve, avec au contraire un décevant recours à des facéties antiques comme dada, et comme les titres l'indiquent, Roche ne saurait-il échapper à l'impasse dont il a couvert les murs de drôles ou rageuses invectives à l'adresse de « l'idéologie rétrograde, occultante, pour tout dire niaise dont s'entourent ceux qui écrivent de la poésie »? Gageons qu'il nous réserve des surprises.

C'est un tout autre itinéraire que celui de Bernard Noël, dont La peau et les mots (textes écrits de 1954 à 1970, dont Extraits du corps) nous permet de confirmer la qualité d'une création poétique dont le dépouillement met à vif les secrets éclats – il conviendrait, il est vrai, d'annexer dans cette rubrique les récits de Bernard Noël ou ses méditations aux sources du poème : Le lieu des signes. Discret et rare, son exigence le condamne à être l'un des meilleurs de sa génération, et par là même un peu maudit. Maintenant les soleils apporte, sans rupture, une couleur, une coulée neuve dans l'inspiration de Jean Pérol, dont le lyrisme fraie sa voie à partir d'un volontaire exil au Japon, balayant exotisme et conventions des modes littéraires. On écrirait volontiers de ce dernier ouvrage, si solidement enraciné ailleurs, qu'il a fait passer dans le corps des poèmes une intense expérience romanesque. Le rythme, le verbe, l'unité de ce livre en font l'œuvre la plus originale et la plus accomplie de la poésie française de l'année.

Refusés, oubliés, édités enfin, Les désordres, poèmes écrits par Jean Sénac dans les années 50 à Alger, moins brisés, moins modernistes que ceux que nous connaissions, mais aussi habités par l'inlassable bruit de la mort abîmant la beauté. On en écoute, bien différents cependant, comme un écho dans L'eau froide gardée, du poète francophone libanais Salah Stétié – poèmes brefs, très élaborés sous une simplicité classique.

Dans l'exacte lignée des poètes secrets du XVIe siècle, Jude Stéfan cultive avec bonheur un ton personnel, savant, érotique et voilé : Idylles, suivi de Cippes. La poésie de Stéfan, dont ce titre est le troisième recueil, s'avère une des plus curieuses qui se soient révélées depuis plusieurs années. Urbanisme, de Pierre-Jean Rémy (l'auteur du passionnant Sacre du palais d'été), semble hésiter entre plusieurs directions sans qu'on entende vraiment la voix du poète ; Jean Guichard-Meili écoute les peintres, Beaudin, Singier, Klee ou Vieira Da Silva : La vue offerte, commentaire lyrique récusant la paraphrase – et illustré par ses pré-textes. Le prix Max-Jacob a été décerné à l'occasion de la publication de Lascaux, et pour l'ensemble de son œuvre poétique, à Hubert Juin, dont les derniers textes se sont dégagés des influences au profit d'un chant plus libre, chargé de précieuses résonances.

Jean Breton publie peu – trois recueils en vingt ans ; Je dis toujours adieu, et je reste prouve, au-delà de l'âge et des remous de la littérature, une fidélité à soi-même : une sensualité sans vergogne, saine, qui croit davantage au naturel qu'à l'innocence, sachant justement combien il est rare d'être « bien assis dans la langue ». Faut-il se maudire, « âme gavée d'ancêtres » ? La vieille planète suffit encore à provoquer : il y a, dans Les grandes baleines bleues de Jean Orizet (qui est associé à Breton dans l'entreprise la plus étonnante de l'édition de poésie, Poésie 1), [Journal de l'année 1971-72], une ironique vivacité de l'image. Une inquiétude née d'une impossible communion, d'un inconfort de l'être, est sensible sous l'écriture mesurée de Marc Rombaut (Le regard sauvage), et chez Henri Rode, « immensément vivant perdu comme une victime qui respire encore » (Comme bleu ou rouge foncé). Max Alhau (Itinéraire à trois pronoms) et Serge Michenaud (Lieu et marges de la parole) imposent peu à peu leur poésie, dont la lumière un peu sourde est peut-être un repère dans les ruines ou les chantiers d'un langage devenu fou – et dont Daniel Biga tire des pages crues, pop, ou criblées de « collages » démontrant une autre démence, celle de la vie (Kilroy was here).

Outrage aux bonnes mœurs

Bernard Noël (auteur), Jérôme Martineau (éditeur), Jean Carton (diffuseur) et Jean Fuchs (imprimeur) ont comparu le 25 juin 1973 devant la 17e chambre correctionnelle de Paris pour outrage aux bonnes mœurs. L'objet du délit ? Le château de Cène, dans lequel Bernard Noël raconte ses fantasmes et ses angoisses. Ce livre d'une grande tenue littéraire est d'un abord assez difficile et risque de rebuter le lecteur moyen, ont affirmé tous les témoins. Curieuse affaire si on la rapproche des libertés du cinéma où l'on va voir, en famille, se dévêtir les plus grandes vedettes ou quand on compare les ravages de l'automobile ou de l'alcool par rapport à la lecture. On reste perplexe devant la notion de bonnes mœurs et on s'interroge sur les rapports de l'œuvre littéraire avec la justice.

Ailleurs

Jean-Claude Charles (Négociations) et Jean Dieudonné Garçon (Poèmes pour trois continents), écrivains haïtiens : des poèmes accusateurs, ainsi que ceux du Marocain Mohamed Loakira (L'horizon est d'argile), témoignages d'exil ou d'oppression, et que résume un titre d'Ahmed Boulahfa Les apatrides... Isolement que reflète aussi le florilège de La poésie occitane établi par René Nelli ; il n'en n'est pas moins vrai que les anthologies se multiplient pour satisfaire notre curiosité, réparer les injustices de l'ignorance : Poèmes et chants de Kabylie (par Malek Ouary), Poésie croate, panorama depuis les origines – ou une Anthologie de la poésie coréenne. On regrette que l'ouvrage consacré à Yeats, chez Seghers, n'offre qu'un choix restreint de poèmes. Il faut lire, dans une bonne traduction de D. Grandmont, Le mur dans le miroir du poète grec Yannis Ritsos, beaux poèmes brefs (écrits de prison en camp d'internement) d'une bouleversante sérénité. On a aussi fait un choix des poésies de Pier Paolo Pasolini (Poésies 1953-1964), qui rend au lecteur, à travers un prisme nouveau, les accents et les obsessions du cinéaste et du romancier. S'il fallait pour conclure citer un essai, que ce soit Léon-Paul Fargue, de J.-C. Walter, ou – encore qu'il s'en défende quant à l'intention – le remarquable travail de Michel Deguy autour du Tombeau de Du Bellay.