Cette vérité, qui a l'air d'une lapalissade, prend depuis quelques années des proportions parfois inquiétantes dans les sociétés du monde occidental. Un peu partout dans les pays industrialisés on découvre des îlots de résistance à l'accroissement des revenus, à l'évolution sociale et culturelle. Ces îlots ne sont plus habités comme jadis par des minorités purement ethniques, religieuses ou socioprofessionnelles, mais par ceux qu'on a pris l'habitude d'appeler des inadaptés sociaux.

Qui sont les habitants de ces ghettos de la société moderne ? Des catégories d'individus qui, à première vue, n'ont pas grand-chose en commun. Il y a notamment les vieillards qui vivent seuls et souvent misérablement ; les travailleurs migrants qui s'entassent dans les bidonvilles ou dans des chambres meublées et envoient les trois quarts de leur salaire à leur famille restée au pays ; les handicapés physiques qui ont dû renoncer à une bonne partie de leur vie personnelle et professionnelle ; les inadaptés mentaux qui seront toute leur vie des assistés ; les femmes dépourvues de qualification professionnelle qui sont sous-payées et accablées de tâches matérielles, et tous les jeunes qui, parce que leur famille n'a pu leur offrir le cadre sécurisant ni l'environnement culturel nécessaire à un bon départ dans la vie, ne dépasseront jamais le seuil d'éducation au-delà duquel on a des chances de devenir un homme libre.

Tristesse et dénuement

Les vieillards sont peut-être les mieux connus de ces laissés pour compte de l'abondance, car chacun peut rencontrer dans la rue des hommes et des femmes dont l'allure, les vêtements et jusqu'aux humbles provisions disent assez la tristesse et le dénuement.

En France, sur quelque 6 200 000 personnes de plus de 65 ans, environ 2 500 000 vivent de la retraite minimale de la Sécurité sociale, c'est-à-dire 10 F par jour.

L'insuffisance du logement est l'un des traits communs aux habitants des ghettos modernes. Une enquête faite parmi les retraités des métiers du bâtiment, en France, a récemment prouvé que près de 20 % des personnes âgées n'avaient pas l'eau courante, 60 % avaient des sanitaires en dehors de leur logement et que 9 % seulement des ménages âgés disposaient à la fois de l'eau courante, de W.-C. intérieurs, d'une baignoire et du chauffage central.

Aux États-Unis, où la retraite de la Sécurité sociale est encore loin d'être généralisée, la moyenne des pensions par habitant âgé se situe autour de 4 000 dollars par an (environ 7 000 F), ce qui fait de ces vieillards les nouveaux pauvres de la société la plus riche du monde.

Ségrégation de fait

Les handicapés physiques sont, à bien des égards, dans la même situation que les vieillards. Ils sont près de 3 000 000 en France, handicapés temporaires ou définitifs. Il naît deux infirmes moteurs cérébraux par jour ; près de 350 000 personnes sont blessées chaque année dans des accidents de la route, dont une importante proportion très grièvement. Plus de 2 000 000 de personnes sont atteintes de maladies de longue durée, notamment cardio-vasculaires, et chaque année les myopathies et les scléroses en plaques créent des milliers de nouveaux invalides.

Sur ce total, 200 000 infirmes vivent de l'aide sociale, et sur 275 000 invalides pensionnés de la Sécurité sociale, la grande majorité, qui n'avait pas de retraite complémentaire, vit, en moyenne, avec 13 F par jour.

En matière d'hébergement, la situation n'est pas meilleure : il existe un peu moins de 140 établissements de rééducation fonctionnelle totalisant moins de 23 000 places, alors qu'il en faudrait plus du double. Il y a 75 centres de formation professionnelle spécialisée avec moins de 10 000 places : il en faudrait au moins 20 autres. Pour les grands handicapés qui vivent seuls, il n'existe que 4 foyers. 65 000 d'entre eux, qui sont âgés de moins de 60 ans, sont hébergés en hospice dans des conditions souvent déplorables.

Les oubliés

La situation des inadaptés mentaux est encore plus dramatique. Malgré les campagnes d'opinion et les croisades diverses, la majorité d'entre eux n'ont aucune chance de trouver une place dans un établissement de rééducation, dont la plupart sont de fondation privée et dont il n'existe, par ailleurs, aucun recensement officiel.