Spectacles

Musique

Tentatives pour s'accorder aux réalités du temps

La musique ne peut être considérée comme un phénomène isolé obéissant à ses lois propres d'évolution ; la musique contemporaine encore moins sans doute que la musique des siècles passés dont les fondements esthétiques pouvaient tenir lieu de finalité. Les caractères de la situation sociale et politique apparaissent clairement dans la vie musicale, et l'on pourrait employer le même vocabulaire pour en définir les grandes lignes. L'année 1971-72 porte les empreintes d'une semblable inertie, ponctuée d'actes solitaires : transition ? attente ?
La musique subit son examen de passage d'une année à l'autre, sans changement véritable. L'esprit de curiosité, propre à une société boulimique, semble avoir engendré dans le domaine musical une saturation dont les créateurs commencent à être victimes. Les grands festivals d'art contemporain, devenus de véritables supermarchés de la musique du XXe siècle, soulignent cette année, avec plus de netteté, ce paradoxe du dépérissement de la multiplication des langages. L'emprunt à des éléments extra-musicaux intégrés avec plus ou moins de bonheur reste l'un des moyens les plus usuels d'échapper à l'indétermination des formes.
À cet égard, la politisation, quoique plus théorique que pratique, apparaît comme une donnée constante dans l'analyse du fait musical. La revue Musique en jeu publie au début de l'été un dossier Musique et politique ; Le Monde, une double page sur les rapports entre la politique et le théâtre, le cinéma, la musique. Les écrits des compositeurs révèlent de semblables préoccupations, témoins les volumineux programmes du festival Sigma de Bordeaux ou de Royan.

Musicalement, ce courant — dont on trouve les premiers indices dans des œuvres composées il y a une vingtaine d'années (Nono, par exemple) mais qui tend à se généraliser — se traduit de multiples manières. Il est toutefois possible de distinguer trois principes généraux :
– utilisation d'un sujet politique dans une représentation musicale (Un contre tous d'Ivo Malec, d'après les discours politiques de Victor Hugo, présenté au festival d'Avignon, une œuvre controversée qui cependant ne manque pas de qualités musicales) ; ou bien citations de paroles ou d'événements, procédé que l'on retrouve dans un grand nombre d'œuvres électro-acoustiques de jeunes compositeurs (voix de Hitler, de Castro, bruits de fusillades... à l'instar de Bério, Pablo, etc.) ;
– élaboration d'une forme musicale suivant une progression dramatique faisant allusion à un thème politique : plainte pour les victimes de la violence, de l'Espagnol Cristobal Halffter (festival de Donaueschingen, octobre 1971), une œuvre admirable où l'idéologie est totalement assumée musicalement dans un langage abstrait qui n'exclut pas le pathétique ;
– subversion exprimée dans la matière même de l'œuvre, autant par le silence que par l'éclatement ou le désordre dont John Cage affirme qu'il « est le propre de la vie » : Oraison funèbre, du jeune compositeur grec Georges Aperghis (créée à la Cartoucherie de Vincennes en novembre 1971 par l'ensemble instrumental de Constantin Simonovitch), est significatif de cette volonté destructrice. Les symboles culturels bourgeois, dont l'Opéra, sont les objets de la mise à mort. Free jazz, musique pop, théâtre et musique éclatés se rencontrent à ce point de création dans une même opposition à un système de pensée et de vie.

La politisation de la musique ne représente qu'un aspect de l'élargissement du domaine musical à l'ensemble du monde contemporain. Mais elle souligne l'ambiguïté croissante d'un art qui, par des moyens sans doute plus spécifiques que jamais, tente de s'accorder à des réalités historiques.

Les festivals

La production contemporaine n'a pas été marquée en 1971-72 d'événements particuliers. Entre la multitude des créations qui ne témoignent que de bonnes intentions et les œuvres célèbres d'auteurs patentés (Stravinsky et Stockhausen ont été les compositeurs les plus honorés), la musique semble avoir suivi un tracé linéaire, ne présentant que de rares sommets. Cependant les festivals demeurent les principaux lieux des premières auditions :
– Avignon (du 12 juillet au 14 août 1971), avec deux œuvres de théâtre musical : Un contre tous d'Igo Malec et Hieronimo, le nécromancien de Georges Aṗerghis (26 ans), une courte pièce sans sujet véritable, utilisant d'immenses marionnettes dessinées par Hubert Jappelle, dont la réussite tient à la construction d'une forme musicale conçue comme une véritable action théâtrale ;
– Venise (du 3 au 10 septembre 1971), le plus ancien des festivals de musique contemporaine (dont le programme, cette année, illustre la politique générale d'abondance), marqué par le triomphe des Hymnen de Stockhausen présentés dans une nouvelle version ;
– Paris, avec les semaines de musique contemporaine (du 14 au 29 octobre 1971) : Stravinsky ; Stockhausen (une seule première audition en France : Carré, qui date de 1960) ; Jean-Claude Eloy, dont l'œuvre, Kamakala, pour trois orchestres et chœurs — l'une des révélations de l'année —, innove dans le domaine de la forme par l'intégration de techniques orientales ; Toru Takemitsu, Japonais de 41 ans, qui souligne l'équivoque des relations Orient-Occident dans des œuvres se rattachant distinctement soit à son patrimoine culturel (Eclipse, Water music), soit au système occidental (Arc, Stanza I et II, Mask) ; la musique orientale avec la participation de grands interprètes japonais tels K. Yokoyama, K. Tsuruta, indiens (le groupe Dagar, N. Banerjee) ou libanais (Matar Mohamed) ;
– Donaueschingen (les 16 et 17 octobre 1971) dont on ne retiendra de la confrontation free jazz-musique contemporaine que la Plainte pour les victimes de la violence de Cristobal Halffter et la création, décevante, de Trans de Stockhausen ;
– Royan (du 25 au 31 mars 1972), consacré cette année à la jeune génération, qui n'a guère su mettre à profit l'occasion qui lui a été donnée de se faire entendre. Quelques œuvres émergent de la multitude : Omnipotenz de Carlos Roque Alsina, Affrontement de Georges Couroupos, deux pièces instrumentales qui ont en commun une fin rocambolesque signifiant l'intention des auteurs de ne plus être dupes des chefs-d'œuvre ; À la recherche du chant de Georges Costinescu et la Messe des voleurs de Paul Mefano. Faut-il parler de génération sacrifiée, comme l'a écrit un grand quotidien ?