Ainsi le décor est planté pour les procès qui se préparent contre les nationalistes croates. Il semble pourtant que le maréchal Tito soit décidé à contenir la répression dans certaines limites. Le 27 janvier 1972, alors que les bombes des Oustachis et les arrestations en Croatie semblent annoncer une dramatisation de l'épreuve, le leader yougoslave met en garde ses compatriotes contre une chasse aux sorcières.

Il paraît fermement décidé à endiguer la poussée centraliste et à maintenir les institutions nouvelles mises en place le 29 juillet 1971, essentiellement une présidence collégiale de 23 membres (3 pour chaque république, 2 pour les régions autonomes, et un président, le maréchal Tito). En outre, il a eu l'intelligence tactique d'accorder à la Croatie, et cela le 27 décembre 1971, une répartition des devises qui satisfait en partie les revendications économiques, mesure qui a été accompagnée par une nouvelle dévaluation du dinar (il en faut désormais 17 pour un dollar).

Et puis plusieurs faits sont venus rappeler que le chauvinisme et l'autonomie n'étaient pas par définition des péchés croates : en Macédoine, au Kossovo (où vit une forte minorité albanaise), des éléments nationalistes ont été dénoncés tandis qu'en Serbie même le président de l'Association des avocats était emprisonné pour les mêmes raisons. Ainsi, au-delà de la Croatie et dans toute la Yougoslavie les contestations continuent à fermenter.

MIKA TRIPALO (45 ans) est le plus célèbre et sans doute aussi le plus brillant des dirigeants croates éliminés. Promis à une carrière qui dépassait largement le cadre de la Croatie (il la représentait à la présidence collégiale de la Fédération et était membre du Bureau exécutif de la présidence de la Ligue des communistes), il avait rapidement gravi les échelons du pouvoir. Dans la Résistance dès l'âge de seize ans, Mika Tripalo devait devenir après la guerre président des jeunesses communistes avant d'entamer une ascension brisée par la crise croate. Son nationalisme, qui lui a été reproché, se teintait d'un très fort libéralisme qui avait fait de lui la cible des staliniens.

Fermeté

La politique extérieure yougoslave, essentiellement tournée vers les autres pays communistes en raison des difficultés qui ont surgi entre Belgrade et certaines capitales de l'Est, n'a pas eu à subir le contrecoup des agitations intérieures.

La fermeté dont le maréchal Tito a fait preuve vis-à-vis de Moscou ou de Sofia a été pour beaucoup dans le bilan serein que tire la Yougoslavie de ses activités internationales.

Alors qu'au début de l'été 1971 la presse soviétique lance des attaques très vives contre Belgrade, la réaction est immédiate et énergique : une protestation officielle est adressée à l'URSS le 8 juin 1971. Et les critiques cessent dans les journaux de Moscou.

En août, quand il est question d'organiser des manœuvres du pacte de Varsovie en Bulgarie, manœuvres que la Yougoslavie considère au même titre que la Roumanie (avec laquelle elle resserre ses liens) comme menaçantes, des démarches officieuses, et apparemment très dissuasives, sont faites auprès des Soviétiques.

Les Yougoslaves indiquent à Moscou que ce cliquetis d'armes pourrait remettre en cause la visite de Leonid Brejnev, le secrétaire général du PC de l'URSS, prévue à Belgrade du 22 au 25 septembre. Les manœuvres n'auront pas lieu, ce qui permettra au chef du PC soviétique de se rendre en Yougoslavie dans une atmosphère relativement détendue. Dans le communiqué final, qui est signé après trois jours d'entretien, Leonid Brejnev reconnaît le droit des Yougoslaves de construire le socialisme selon une voie particulière et invite le maréchal Tito à lui rendre visite. Il se rend à Moscou en juin 1972. C'est un succès indéniable pour le numéro un yougoslave.

Avec la Bulgarie, la même fermeté yougoslave entraîne une évolution identique vers la détente. Les Bulgares ont toujours refusé de reconnaître l'existence de la Macédoine (une des républiques yougoslaves), rejetant à plusieurs reprises des textes en macédonien qui étaient proposés à leur signature. Mais le voyage de Brejnev et aussi les vives protestations de Belgrade contre la propagande antimacédonienne répandue par Sofia feront revenir les Bulgares sur leur intransigeance. Fait sans précédent, ils signent, le 6 novembre 1971, à Skoplje, capitale de la république de Macédoine, un accord touristique rédigé en macédonien. Là aussi les Yougoslaves triomphent. Ces péripéties n'auront pas empêché le maréchal Tito de réaffirmer sa volonté de ne pas se couper de l'Occident. Le 27 octobre 1971, il est aux États-Unis, avant de se rendre au Canada d'où il gagnera la Grande-Bretagne. C'est surtout, semble-t-il, une aide économique et technologique qu'il est allé chercher dans ces pays.