Que deviendra après lui cette fragile fédération réunissant six républiques dont les rivalités fournissent l'essentiel de la politique intérieure yougoslave ?

Cette question n'est pas nouvelle. Depuis des années, on ne parle que des querelles entre autonomistes et centralistes ou entre kominformistes (néo-staliniens) et libéraux. Mais elle a cessé maintenant d'être rhétorique, la Croatie, depuis toujours rebelle et turbulente, ayant frôlé le gouffre de la sécession. C'est ainsi du moins que Tito analyse la crise croate, puisque, le 18 décembre 1971, il déclare : « Nous étions au bord de la guerre civile. »

La République socialiste fédérative de Yougoslavie est un véritable puzzle administratif, national et religieux. Elle compte 6 républiques : Serbie (8 millions d'habitants), Croatie (4,3 millions), Bosnie (3,8 millions), Slovénie (1,7 million), Macédoine (1,6 million), Monténégro (0,5 million), et deux provinces autonomes, le Kossovo (minorité albanaise) et la Voïvodine. Sur ses 20 millions d'habitants, 42 % (principalement les Serbes) sont orthodoxes, 32 % (les Croates pour l'essentiel) sont catholiques et 12 % musulmans.

Autonomisme

Que s'est-il passé ? Au départ, rien somme toute que de très banal pour une Yougoslavie habituée aux secousses revendicatrices. Le 23 novembre 1971, les étudiants de Zagreb se mettent en grève, réclamant une plus juste répartition des devises. Ils estiment que la Croatie (qui par son tourisme et ses exportations est la principale source de monnaie forte pour la Fédération) est lésée au bénéfice des autres républiques.

Les dirigeants du PC croate qui partagent cette opinion ne font rien pour décourager les contestataires. En quelques jours, tout le nationalisme croate, avec ses vieux griefs contre le centralisme serbe, se réveille. Les slogans qui poussent comme des champignons après la pluie à l'université de Zagreb ne sont plus uniquement économiques. On réclame une Croatie libre, voire indépendante.

Alors que la vague de contestation s'enfle avec la tolérance des autorités croates, le maréchal Tito réunit, les 1er et 2 décembre, le présidium de la Ligue des communistes. Il dénonce violemment le « libéralisme pourri » des responsables de la Croatie qui ont permis « aux contre-révolutionnaires et aux chauvins d'agir en toute liberté ». La contre-révolution, le numéro un yougoslave la désigne : l'association culturelle croate Matica Hrvatska qui véhicule des thèmes où l'exaltation de la Croatie l'emporte nettement sur celle du socialisme.

Évictions

À Zagreb, on prend peur. Le 1er décembre, les étudiants arrêtent leur grève, trop tard pourtant pour sauver les dirigeants du parti croate. Ceux-ci sont mis en accusation au cours de réunions plus ou moins spontanées organisées dans les usines. Quand, le 12 décembre, le Comité central de la Ligue des communistes croates se réunit dans une atmosphère dramatique, à Zagreb, les jeux sont faits. Soumis à un flot de critiques, Savka Dubcevitch-Kucar, la présidente du parti, Pero Visker, secrétaire du Comité central, et Mika Tripalo (qui représentent le parti croate au Bureau exécutif de la Ligue fédérale) donnent leur démission et seront plus tard expulsés du parti. Les étudiants qui manifestent en leur faveur sont durement matraqués. Une sévère reprise en main de la Croatie s'amorce et se poursuivra jusqu'au printemps 1972.

Des centaines d'étudiants sont arrêtés, 11 dirigeants de Matica Hrvatska les rejoignent en prison, tandis que dans toute la république une cascade de démissions entraîne le départ de plus de 80 cadres du parti ou du gouvernement. La justice lance une accusation lourde de conséquences contre les Croates arrêtés : ils sont officiellement accusés, le 24 avril 1972, d'avoir voulu distribuer des armes à leurs partisans et d'avoir des contacts suivis avec les immigrés de l'organisation terroriste Oustachi.

Ces derniers ont en effet tenté de donner à la crise une dimension sanglante. Des colis piégés explosent le 1er janvier 1972 à Zagreb et à Belgrade, tandis que, le 26, une bombe désintègre un avion yougoslave au-dessus de la Tchécoslovaquie, entraînant la mort de ses 26 occupants.