La Pravda a beau écrire, pour calmer les inquiets, que « la purge n'est plus nécessaire aujourd'hui », certains signes montrent l'ampleur du malaise. Le 17 décembre 1971, une campagne d'information des cadres du parti est lancée parallèlement à l'échange des cartes. Son caractère de redressement idéologique apparaît très vite. La presse soviétique dresse ainsi le catalogue des maux qu'il faut combattre : « l'antisoviétisme des dirigeants de Pékin », le « soi-disant socialisme humain », la religion et le nationalisme. Des résolutions du Comité central, largement diffusées en janvier 1972, viennent alimenter le débat en dénonçant les économistes qui ne luttent pas suffisamment contre les « théories bourgeoises et révisionnistes » et les écrivains qui tolèrent des « tendances malsaines ».

Les juifs

D'où vient donc le danger ? De la conjugaison des différents mouvements contestataires de plus en plus dynamiques en URSS. Les juifs, les premiers, ont donné l'exemple de l'agitation et montré qu'elle pouvait être payante. Manifestations publiques devant les synagogues de Kiev, de Riga, de Moscou, pétitions et même occupations de locaux officiels (la poste centrale de Moscou, par exemple) : ils ont pris des risques et ont fait souvent céder les autorités. Celles-ci, après une longue période de répression marquée par plusieurs procès (Journal de l'année 1970-71), ont été ainsi amenées à accorder des visas de départ à des milliers de juifs. Rien que pour 1972 on estime à 30 000 le nombre de ceux qui auront pu émigrer en Israël.

Dans le lot de ceux qui voient s'ouvrir devant eux une frontière naguère hermétique, il y a souvent les éléments les plus turbulents de la communauté israélite. Le souci des dirigeants soviétiques de se débarrasser d'agitateurs et de fomentateurs de troubles est évident. Cette attitude pourtant n'est pas entièrement cohérente. Si on laisse partir certains, on entend simultanément démontrer par de multiples tracasseries administratives et une répression, certes plus mesurée que dans le passé, que ce droit n'est pas acquis automatiquement. Esther Marhish, la veuve du poète fusillé par Staline, et son fils David restent bloqués en URSS en dépit de plusieurs démarches et protestations internationales. Un danseur célèbre, Valery Panov, qui lui aussi avait demandé à émigrer en Israël, est chassé des ballets Kirov et emprisonné pendant plusieurs mois. Plusieurs jeunes juifs dont on pouvait craindre qu'ils ne manifestent pendant la visite de Richard Nixon sont incorporés dans l'armée.

Nationalisme

Mais il semble que l'affaire juive ne soit plus une priorité inquiétante aux yeux des responsables de l'URSS. Bien plus lourd de danger leur apparaît le réveil des nationalismes qui se fait jour, parfois de manière explosive, dans plusieurs républiques. Le 10 novembre 1971, Piotr Chelest, membre du Bureau politique et chef du PC ukrainien, dénonce dans un discours retentissant les résidus de gardes blancs qui s'agitent en Ukraine, et réclame une lutte impitoyable contre les nationalistes bourgeois.

République turbulente, depuis toujours dressée contre la Russie, l'Ukraine est en effet en pleine fièvre nationale. La Chine, qui fait feu de tout bois contre les dirigeants soviétiques, diffuse en langue ukrainienne des émissions antirusses largement écoutées à Kiev.

Là, la répression est sévère. En janvier 1972, une vingtaine d'intellectuels ukrainiens — dont l'écrivain Tchornouil et le critique littéraire Svitlichny — sont arrêtés. C'est que l'Ukraine n'est pas un cas isolé. Le même phénomène se produit dans le Caucase, et notamment en Géorgie, où le comité de la capitale, Tbilissi, est officiellement blâmé le 6 mars 1972 par Moscou pour avoir laissé s'épanouir les fleurs du mal nationaliste.

Lituanie

Dans les républiques baltes, annexées par l'URSS en 1940, le bouillonnement est sans doute encore plus vif. La Lituanie est au premier rang de la contestation. Fait sans précédent, si l'on excepte les protestations des juifs, une pétition signée par 17 000 catholiques lituaniens est adressée à Leonid Brejnev et à l'ONU : elle réclame la liberté religieuse.