Journal de l'année Édition 1972 1972Éd. 1972

Mais la grande question qui alimente les controverses à ce moment est moins de savoir si les affaires resteront prospères dans les prochains mois, que de savoir si l'expansion économique elle-même n'est pas condamnée à terme.

Croissance zéro

Dès le mois de février, Sicco Mansholt, alors vice-président de la Commission des Communautés européennes, écrit à Franco Maria Malfatti, président de celle-ci, pour poser le problème avec éclat. Il vient de prendre connaissance du rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance économique. Sa lettre passe inaperçue jusqu'au jour où le président Pompidou décide d'organiser un référendum sur la question européenne. Le parti communiste s'empare alors du texte de S. Mansholt, lequel est devenu entre-temps président de la Commission de Bruxelles, pour dénoncer les institutions européennes comme des naufrageurs du bien-être et du progrès social.

À partir de là, le débat prend une ampleur grandissante. Au mois d'avril, la Commission des Communautés européennes organise à Venise un colloque où des chefs d'entreprises, des syndicalistes et des experts échangent leurs points de vue sur le sujet. Au mois de juin, à Paris, c'est V. Giscard d'Estaing lui-même qui organise une grande confrontation internationale sur ce thème. Au même moment le rapport du Club de Rome est publié en français sous un titre volontairement provocateur : Halte à la croissance ?

La thèse de ceux qui annoncent la fin inéluctable de la croissance économique est simple. Elle se fonde sur un raisonnement mathématique apparemment irréfutable : la croissance exponentielle de la population, de la production et de la pollution conduit le monde à une catastrophe dans le courant du XXIe siècle. À l'heure actuelle, la population mondiale augmente de 2 % par an, c'est-à-dire qu'elle double tous les trente-cinq ans. La production augmente de 5 % par an, c'est-à-dire qu'elle double tous les quatorze ans. À ce rythme, le monde ne pourra bientôt plus nourrir des hommes devenus trop nombreux, ni fournir les matières premières pour alimenter une industrie devenue trop dévorante.

À supposer même que le monde découvre des richesses nouvelles capables de nourrir une population plus nombreuse et d'approvisionner une industrie plus importante, les experts de ce Club de Rome expliquent qu'à ce moment-là, faute d'avoir péri de pénurie, nous mourrons d'asphyxie. En effet, cette industrie devenue gigantesque polluerait dans de telles proportions l'eau et l'air que nous ne pourrions plus vivre sur la terre. Il est donc grand temps d'arrêter cette course à l'abîme, de ralentir puis de stopper la croissance économique dans sa forme actuelle.

Cette thèse est naturellement controversée. Raymond Barre, vice-président de la Commission des Communautés européennes, publie au mois de juin 1972 un rapport qui critique formellement les conclusions de son propre président, S. Mansholt. Il conteste, en premier lieu, que nous sommes incapables de réduire la pollution, car, pour ce faire, il suffirait d'y consacrer seulement 2 % de nos richesses : « La technologie peut résoudre les problèmes créés par la technologie », écrit-il. Pour les ressources naturelles, là non plus il ne voit pas l'apocalypse devant nous : la révolution verte, qui a déjà permis, par la découverte de nouvelles espèces de céréales, de sauver l'Inde et le Pakistan de grandes famines, se doublera bientôt du développement de la culture des algues au point que les ressources alimentaires du monde pourront croître plus vite que le nombre des hommes.

Pour les ressources minérales, on n'a pratiquement pas encore exploité les fantastiques réserves enfouies au fond des océans et rien ne prouve que les progrès de la technologie ne permettront pas, dans les prochaines décennies, d'économiser les ressources actuelles. Pour l'énergie, la relève du pétrole par l'énergie nucléaire, d'ici la fin du siècle, bouleversera les ressources disponibles.

Raymond Barre ne voit donc pas la fin de la croissance pour la première moitié du XXIe siècle. Et, en tous les cas, il met en garde contre les conséquences que cela aurait dans les prochaines années si cet arrêt devait avoir lieu. Il en résulterait une impossibilité de fournir des emplois aux hommes et une aggravation des tensions sociales, puisque dans le partage du gâteau on ne pourra plus spéculer sur l'agrandissement de celui-ci.