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L'Église : nouveau passage aux « Barbares »

« Pierre et Paul, avec leurs compagnons, ont quitté la Palestine pour aller aux extrémités du monde alors connu. C'est au nom de ce même mandat historique que nous allons aujourd'hui vers l'Extrême-Orient. » Ces paroles du pape Paul VI, prononcées le jeudi 26 novembre 1970, au moment où il s'apprête à quitter Rome pour l'Asie, marquent bien l'importance qu'il attache à son voyage, le neuvième hors d'Italie depuis le début de son pontificat : il n'hésite pas à se référer à l'exemple de l'apôtre Pierre quittant la Palestine.

L'événement, en effet, est de taille, et les historiens de l'avenir le retiendront peut-être comme le signe de l'un des plus importants mouvements de l'Église catholique : comme à la fin du Ve siècle, elle prend acte de la disparition d'un monde, de la naissance d'un autre, et s'apprête à passer aux Barbares. Et cette démarche est d'autant plus pathétique et étonnante que cette Église, au même moment, connaît une grave crise interne.

Le voyage de Paul VI, il l'a indiqué lui-même, répond à un double objectif. Il veut affirmer la collégialité de l'épiscopat, comme l'ont demandé le concile Vatican II et le synode extraordinaire des évêques de 1969. À cet effet, le pape participe, à Manille et à Sydney, aux réunions de travail des évêques d'Asie et d'Océanie. Mais il veut surtout être le messager du Christ auprès des peuples. Ceux-ci, partout, lui réservent un accueil chaleureux. Un seul incident, le 27 novembre, quand il débarque à Manille : un peintre de nationalité bolivienne, Benjamin Mendoza y Amor, habillé en prêtre, réussit à se glisser parmi les personnalités et tente de le poignarder ; il ne réussira à blesser — légèrement — que lui-même.

Aux portes de la Chine

Dans cette démarche en direction de l'Asie, c'est l'escale de Hong-kong qui revêt la plus grande importance. Aux portes de la Chine, Paul VI s'adresse à la Chine : « Pour la Chine aussi, le Christ est maître, pasteur, rédempteur plein d'amour. » L'allocution de Hong-kong provoque une certaine déception chez les observateurs, qui attendaient des propos plus directement politiques. Mais, pour le pape, c'est une pierre de plus dans la politique chinoise qu'il bâtit depuis plusieurs années. Lors de son premier voyage à l'ONU, en 1965, Il avait demandé, sans la nommer, l'entrée de là Chine de Pékin dans les organismes internationaux, demande qu'il répétera à plusieurs reprises, et en particulier dans le discours qu'il prononce le 16 novembre 1970 (à la veille de son départ pour l'Asie) devant l'Assemblée de la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture). En 1967, au beau milieu de la révolution culturelle, le pape a précisé : « L'Église est en état de comprendre et de favoriser le cheminement de la Chine. » Mais du côté de Pékin, aucun geste n'a répondu à ces avances.

Le geste vient en juillet 1970 : un prélat américain emprisonné en Chine depuis douze ans, Mgr James Edward Walsh, est libéré par Pékin. Reçu par Paul VI le 26 août, il déclare avoir constaté « quelques indications d'un nouvel excellent état d'esprit dans les milieux gouvernementaux chinois ». Le 22 septembre, au Vatican, une réunion de quelques très hauts prélats est consacrée à la Chine, mais ses conclusions ne sont pas divulguées. Les quelques heures passées à Hongkong constituent donc un jalon supplémentaire dans ce processus très lent et discret de rapprochement. Ce qui provoque les réticences de certains gouvernements d'Asie du Sud-Est, et surtout celles des nationalistes chinois de Formose.

Exister partout

Outre la visée apostolique, cette politique a trois objectifs plus immédiats :
– il s'agit, pour l'Église, d'obtenir simplement la possibilité d'exister partout. Le 9 août, l'Osservatore Romano le précise : « L'Église n'a pas demandé et ne demande pas de privilège ; mais elle a besoin de l'espace vital indispensable à l'exercice de sa mission. » C'est dans cet esprit qu'est annoncé, le 15 août, l'établissement de relations diplomatiques avec la République socialiste fédérale de Yougoslavie ; dans une perspective identique se déroulent, pour la première fois, en avril 1970, des conversations officielles entre le Vatican et la Pologne socialiste ;
– il s'agit aussi, pour le Vatican, de manifester l'intérêt qu'il attache au développement des peuples du tiers monde. Devant l'Assemblée de la FAO, Paul VI, tout en réaffirmant ses positions sur le contrôle des naissances, s'inquiète de « l'accroissement de la misère » et dénonce un système économique « trop souvent marqué par la puissance, le gaspillage et la peur ». La préoccupation du tiers monde incite également le pape à rencontrer, à l'issue de l'audience générale du 1er juillet 1970, trois dirigeants de mouvements de libération des colonies portugaises africaines : Marcelino Dos Santos, Agostino Neto et Amilcar Cabral. Le gouvernement portugais exprime aussitôt sa « profonde amertume » et les observateurs soulignent que c'est la première fois qu'un pape s'entretient avec des chefs révolutionnaires du tiers monde ;
– il s'agit, enfin, de contribuer à la paix du monde. C'est dans cet esprit que le pape reçoit, le 12 novembre, Andréi Gromyko, ministre des Affaires étrangères d'URSS, dont c'est la troisième visite au Vatican, en quatre ans. Celle-ci dure une heure vingt. Les observateurs notent que le président Richard Nixon, reçu également par le pape, sur sa demande, le 28 septembre, n'a bénéficié que d'un entretien plus bref.

Révolution et évangile

Dans toutes ces démarches, le pape souligne qu'il ne veut pas dépasser son rôle et qu'il entend demeurer politiquement neutre. Mais des catholiques, dans tous les continents, en concluent que la voie est désormais ouverte vers la gauche. Ils s'y engagent, en France et en Italie comme au Chili et au Brésil, en Irlande comme en Palestine. Paul VI ne manque pas de rappeler à l'ordre ceux qui prennent trop rapidement le chemin de la révolution violente. Dans son allocution du 21 octobre 1970, il condamne les tortures, les « répressions meurtrières non seulement contre les formations armées et rebelles, mais contre des populations innocentes et désarmées », mais il précise que la violence et le terrorisme ne peuvent être considérés comme des « moyens normaux pour renverser l'ordre établi ». Plus sévèrement encore, il souligne : « La théologie de la révolution, comme on l'appelle, n'est pas conforme à l'esprit de l'Évangile. » Enfin il justifie ses prises de position sur les problèmes politiques et sociaux en citant un texte de saint Paul : « L'homme spirituel juge de tout. »